Ils parlent de William Beckford... Souvenirs imaginaires...
Grâce à des textes parfaitement imaginaires écrits récemment par quelques passionnés de la vie et de l'oeuvre de William Beckford, laissez-vous conduire à travers l'Europe des XVIIIème et XIXème siècles à la rencontre de cet homme hors du commun.

Henry Lansdown

2 mai 1844

On vient de m'apprendre que vous êtes parti aujourd'hui pour l'infini des cieux. Pendant quelques heures, je suis resté sans voix, assis dans le salon de ma demeure de Bath, dans une profonde méditation. Et ce n'est pas de la tristesse qui m'habite en ces instants, non, Monsieur Beckford, vous le savez, mais bien plutôt une paix immense, comme un faible écho de celle que vous goûtez à présent de toute votre âme.

La profonde sympathie spirituelle qui nous unissait me permet de ressentir pleinement combien tout est Lumière et combien tout est Paix. Par vous, je partage un peu de cet état autant qu'il m'est possible. Et le plus simplement du monde, des images me reviennent.

C'était voilà six ans. Vous aviez alors soixante-dix-huit ans. Moi, Henry Lansdown, amateur d'art et peintre à mes heures, j'avais le bonheur de vous être présenté par notre ami commun, l'architecte Goodridge. Je me souviens combien j'avais été séduit par la simplicité et la chaleur de votre accueil. Vous nous aviez fait l'honneur de nous introduire dans votre maison de cet élégant quartier de Bath, où vous vous êtes retiré après avoir vendu l'abbaye de Fonthill, il y a 22 ans.

La qualité des peintures de maîtres que vous nous aviez fait admirer n'avait d'égal que la beauté et le caractère parfois inattendu de vos objets d'art. La sûreté de votre goût s'exprimant jusque dans les moindres détails de l'aménagement de vos appartements.

J'ai le souvenir d'avoir vécu à vos côtés des moments privilégiés dans l'atmosphère d'une totale simplicité. Était-ce bien là l'homme si étrangement déconsidéré par la société de notre pays ? Celui sur lequel planait tous ces doutes auréolés de mystère ? Le constructeur fou de l'abbaye de Fonthill, le richissime illuminé, calife solitaire d'un royaume imaginaire, dédaigneux de ses semblables au plus haut point ?

Votre bienveillance et la qualité de votre hospitalité, Monsieur Beckford, ont à jamais gravé en moi la certitude d'avoir rencontré un être hors du commun.

Et c'est avec une joie réelle que, sur votre invitation, je vous ai souvent rendu visite, me faisant avec respect oreille attentive aux souvenirs que vous évoquiez à haute voix. Votre rencontre avec le jeune Mozart dans votre enfance. Ces artistes extraordinaires dont vous avez croisé le destin, le compositeur Sacchini, les castrats Pacchierotti, Farinelli, les peintres West, Reynolds et Romney qui firent les portraits des vôtres, le jeune Turner qui donna de l'abbaye de Fonthill ces six tableaux trop romantiques selon votre goût, le sculpteur Theakston qui a merveilleusement réalisé la statue de Saint Antoine de Padoue qui accueillait les visiteurs à l'entrée de votre abbaye.

Longuement aussi, vous m'avez parlé des grands de ce monde que vous avez côtoyés et qui vous ont accordé leur amitié en Autriche, en Italie, en Espagne et au Portugal, à vous, l'exilé, le banni d'Angleterre.

Avec simplicité, vous m'avez introduit aux mystères de Fonthill et, en vous écoutant parler dans vos appartements de Bath, j'ai compris la grandeur, le luxe, la magnificence de ce Temple de l'Art et de la Vie. Tout y était magie au sens le plus pur du terme, tout y était symbole, tout y avait été construit et conçu selon votre connaissance des plus secrètes traditions.

J'ai même effectué le voyage avec un ami pour voir de mes yeux et ressentir par moi-même ce qu'il restait de cet univers fabuleux maintenant à l'abandon et je suis revenu transporté, transformé. Tout y est ruines et à la fois tout est là. Tout semble désolation et grandeur perdue et tout ce lieu exulte et chante la magnificence de la Nature et de la Vie.

L'abbaye de Fonthill conjuguait la puissance d'un lieu privilégié et l'extrême sensibilité d'un créateur éclairé. Et tout est encore présent, tout particulièrement dans la seule aile épargnée par la chute de la Tour. L'endroit le plus secret et le plus sacré de l'abbaye, votre oratoire, dédié selon votre volonté à Saint Antoine de Padoue. Tout était grandeur à Fonthill, Monsieur Beckford, grandeur et beauté. Et tout le restera, j'en suis certain, au-delà du palpable, au-delà du visible.

A Bath, où vous vous êtes retiré ensuite, vous avez fait construire une nouvelle Tour au sommet de la colline de Lansdown. Son élégance est parfaite, et l'aménagement que vous avez conçu autour la place au sein de tout un paysage d'arbres rares et de fleurs magnifiques qui enchantent les sens. Vous avez fait réaliser un chemin qui monte de votre maison au bas de la colline jusqu'à la Tour. Et ce ne sont tout au long qu'aménagements et décors inattendus qui s'agencent dans le plus grand respect du paysage environnant. Une fois encore, sur votre passage, la Beauté règne en maître.

Vous montiez à la Tour chaque jour pour y travailler, y communier avec la Nature qui est ici d'une rare douceur et sans doute aussi pour y méditer dans cet oratoire qu'une fois encore vous avez dédié à Saint Antoine de Padoue.

En ce 2 mai 1844, vous goûtez enfin le repos et la paix. Et moi, je regarde partir un être d'exception en ayant pleine conscience de vivre ainsi une élévation de l'âme impossible à décrire.

Il y a quelques temps, vous avez fait réaliser votre tombe car c'est au pied de la Tour que vous souhaitez reposer. Selon votre souhait, vos armoiries y figurent ainsi que votre devise : "De Dieu Tout" et un passage de l'un de vos poèmes grâce auquel, j'en suis sûr, l'avenir vous reconnaîtra :

"Esprit que rien n'arrête, rayon sacré,
Source de vie et de lumière, Puissance éternelle !
Qu'un rayon, issu du sein radieux de Ton essence,
Traverse le ciel brouillé des apparences
Et se pose sur moi, à l'heure de ma mort."




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