Invitation pour un voyage
dans le coeur du monde enseignant

"En tout homme résident deux êtres :
l'un éveillé dans les ténèbres,
l'autre assoupi dans la lumière."
Khalil GIBRAN

Evoquer le "malaise" actuel du monde enseignant est devenu un lieu commun, un discours auquel, dans notre société, chacun s'est accoutumé. De l'école du quartier à l'université en passant par le collège et le lycée, les situations diffèrent mais partout la difficulté d'enseigner se fait jour de plus en plus douloureusement.

Les enseignants sont très souvent des êtres blessés socialement. Ils s'imaginent loin de toute mission et la "vocation" est un mot qui les fait cyniquement, ou tristement, sourire. Ils se sentent pieds et poings liés par l'administration, sa grille des salaires, son système de notes et sa conception de la hiérarchie.

Cette pauvre image qu'ils ont d'eux-mêmes rejaillit naturellement sur la qualité des rapports qu'ils entretiennent avec leurs élèves et sur leur pédagogie en général. Cela se traduit, très souvent, par une faculté d'immobilisme, dans ces domaines, tout à fait étonnante. La vie scolaire ne change pas parce que les enseignants ne croient pas à la possibilité d'évolution des situations, à commencer par la leur. Que l'école, qu'eux-mêmes en tant que pédagogues, puissent changer est une idée qui ne vient même pas à l'esprit d'un grand nombre d'entre nous. Et si le sujet, parfois, est abordé, une attitude désabusée est de rigueur, un soupçon de révolte de temps en temps, et encore... on n'y croit même plus non plus... Le tableau est noir... dans l'ensemble. "Tout ceci ne signifie pas qu'il n'y ait pas des enseignants heureux. Il existe des enseignants heureux à titre individuel. Mais le corps est malheureux."(1) Il y a, bien sûr, ceux qui travaillent dans la joie et qui aiment sincèrement leur métier. Il y a quelques mouvements pédagogiques où ont lieu d'intéressantes recherches et qui servent de creusets pour travailler dans de nouvelles directions. Il y a les syndicats qui, outre les indispensables revendications salariales, sont quelquefois également lieux de réflexions constructives quant à l'enseignement. Mais tout cela représente peu de clarté dans l'obscurité du tableau brossé plus haut. La profession enseignante est en train de baisser les bras.

Et si le "malaise" de l'école était plus profond encore ? Et si l'école était le miroir de notre société qui change si vite, qui évolue dans des directions si inattendues, qui nous déroute et souvent nous décourage et nous fait, nous aussi, comme citoyen du monde, baisser les bras face à l'avenir chaque jour plus incertain ? Si cela est vrai : si l'école est vraiment le miroir de la société, alors nous ne sommes plus enfermés, le recul est permis, la pirouette est possible et dans la nuit où nous étions, un flambeau s'illumine. Nous, enseignants, nous ne sommes plus seuls, isolés du monde ! Nous vivons en son coeur puisque les enfants nous entourent et qu'ils sont le coeur de toute société. "Nous avons la chance de travailler avec des gens qui vont vivre après nous, qui vont vivre longtemps. Ce banal constat leur procure des droits et nous crée des devoirs." (2) Notre monde, plus que jamais auparavant, a besoin de vie et d'espérance. Seuls, ceux qui sont jeunes aujourd'hui pourront le sortir de l'ornière où nous l'avons laissé s'enliser. Encore faut-il que leur formation soit solide pour qu'ils puissent s'attaquer à pareille tâche. Le rôle des enseignants, s'il reste difficile à définir est, aujourd'hui plus que jamais, fondamental et passionnant. Les enfants qui sont dans nos classes représentent le monde de demain et nous avons ainsi le privilège de le préparer à leurs côtés.

Mais qui nous dira clairement quelle direction il nous faut prendre ? Quelle réforme nous apparaîtra suffisament large et réaliste tout à la fois pour sauver le navire du naufrage qui menace ?

Ces questions sont d'un autre âge.

Nos valeureux prédécesseurs, il y a un peu plus de cent ans, premiers instituteurs de l'école "publique, gratuite et obligatoire", ceux que l'on surnomma les "Hussards noirs de la République", ont été fermement dirigés dans leur mission. Et cela était nécessaire.

Aujourd'hui, l'enseignant ne doit pas attendre semblables directives. (D'ailleurs, si, par mégarde, elles se présentent, c'est presque instinctivement qu'il s'arrange pour n'en pas faire cas...!) Notre monde change et nos consciences évoluent. En cet âge nouveau, c'est au dedans de nous-mêmes que nous devons chercher force, courage et lumière pédagogiques ...

Ceux qui, parmi nous, sauront entreprendre ce voyage vers le coeur de leur être, ceux qui oseront évaluer leur enseignement sur la seule et juste balance du "maître intérieur", ceux qui, comme un dernier joker, choisiront de croire en l'avenir de l'enseignement, ceux-là seront les bâtisseurs de l'école de demain. Ils ne chercheront pas à convaincre car ils auront appris à apprécier et à respecter la différence. Ils sauront avant toute autre chose que "L'enfant est de la même nature que l'adulte." (3) Et la pesanteur du système hiérarchique ne sera plus qu'un souvenir car leur attitude intérieure engendrera nécessairement la responsabilité comprise dans un esprit d'échange et non d'opposition.

Utopies que tout cela ?
Et si ce monde ne dépendait que d'un regard nouveau sur notre profession ?


Sylvebarbe
Mai 1991

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(1) - François BAYROU "1990-2000 La décennie des mal-appris" Flammarion 1990 (retour au texte)
(2) - Marguerite GENTZBITTEL "Madame le proviseur" Seuil 1988 (retour au texte)
(3) - Célestin FREINET "Invariants pédagogiques" PEMF (retour au texte)



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