Haïti : l’offensive américaine
vendredi 5 décembre 2014

par Marie-Aure


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L’approche américaine, au plan de l’éducation des masses, aura été à la fois sociale et politique. L’un des principaux obstacles au progrès de la collectivité nationale et des masses rurales, c’est l’élite haïtienne. Ces conclusions se dégagent, en termes clairs, du rapport que la Commission Forbes, chargée par le Président Hoover d’étudier les conditions générales de la vie haïtienne, fit paraître en 1930. C’est le procès en règle de « l’élite ».

« Le groupe qui est fier d’être connu comme « l’élite », y lit-on, forme la classe dirigeante. C’est un groupe urbain, comprenant une très minime proportion de la population, probablement moins que cinq pour cent, généralement mulâtre, mais variant de l’octavon au noir ; et parce qu’elle est cultivée, comparativement riche et hautement privilégiée par son rôle de direction, cette classe est aussi attentive à maintenir sa distinction de caste que n’importe quelle autre classe dirigeante. Leur langage est français. Leur catholicisme est français. Les masses d’Haïti sont pauvres et ignorantes. Généralement parlant, elles sont de pure descendance africaine. L’analphabétisme garde les masses paysannes politiquement inarticulées, excepté dans le cas de foules ou de troupes de bandits qui, autrefois, infestaient la campagne et fournissaient souvent les forces de révolution. Les troupes de bandits (il s’agit bien sûr des cacos ) avaient été brisées et disparurent sous le régime américain, mais les forces sociales qui les avaient créées demeuraient encore : pauvreté, ignorance et le manque d’une tradition ou désir d’un Gouvernement libre et régulier ».

Un antagonisme irréductible se développe entre l’élite et les masses manipulées. Aussi, la mission de l’occupant aura été officiellement une mission pacificatrice d’une société en proie à de continuelles « révolutions », à des violences saisonnières et à des déferlements populaires destructeurs de toutes les structures susceptibles d’assurer la stabilité et l’avancement du pays. Il s’impose, en outre, de modifier l’équation sociopolitique et, à cet effet, d’infliger une « leçon » à cette « Elite » dédaigneuse du sort des masses, enfermée sur elle-même, qui revendique toutes les nationalités, sauf celle de son pays où elle se considère comme en transit.

Parlant de ces considérations, l’objectif américain, sur le plan sociopolitique, aura été « d’élargir la base du prolétariat articulé », « la minorité cultivée considérant trop souvent l’office public comme un moyen d’existence ». Ce qui devait amener à « l’élévation d’une classe moyenne » dans laquelle, d’ailleurs, « l’Elite voit une menace à la continuation de son propre privilège de direction ». Dans cette optique, les occupants américains se sont appliqués à torpiller « l’Elite » en l’obligeant à renoncer aux fonctions publiques, à s’acquitter de ses redevances fiscales. Ils ont, dans le même temps, créé l’école moyenne d’agriculture, le Service de l’Extension Agricole dans le cadre du Ministère de l’Agriculture, institué des fermes-écoles et des écoles rurales pour encadrer nos braves paysans. Enfin, tout comme le clergé catholique et avec une égale violence, ils ont combattu résolument le vaudou, détruit les temples du culte populaire, pillé même les objets rituels pour les placer dans leurs propres musées.

Cette entreprise gigantesque autant que délicate a-t-elle été couronnée de succès ? Les américains avaient-ils compris les problèmes sociaux d’Haïti ? Le Haut Commissaire américain élève des doutes à ce sujet. Dans un chapitre de son livre « Latin America » (1939) consacré à Haïti, Kirkpatrick, professeur à l’Université de Cambridge, rapporte, sur ce point, l’avis du Haut Commissaire : « Le paysan d’aujourd’hui n’a guère changé depuis 1804, ni en caractère, intelligence, éducation, ni comme cultivateur ». (p. 412)

Président Sténio Vincent

Non moins désenchantée l’opinion du chef de l’état de l’époque, Sténio Vincent [1] dans son livre « En posant les jalons » : « L’occupation américaine ne s’était pas appliquée à comprendre, comme il le fallait, les problèmes sociaux d’Haïti. Aussi, laissa-t-elle à son départ le pays réel comme elle l’avait trouvé à son arrivée. De ce côté, rien n’avait changé, ou si peu ».

En prolongement des préoccupations américaines au regard des problèmes sociaux d’Haïti, il convient de situer l’assistance fournie depuis 1948 et pendant les années 50 dans le cadre de l’ODVA (Organisme de Développement de la Vallée de l’Artibonite), du SClPA (Service lnteraméricain de Production Agricole) intégré au Service de l’Extension Agricole et au SCHAER (Service Coopératif Haïtiano- Américain d’Education Rurale), entre autres.

Dans la foulée des objectifs qui avaient justifié, en 1924, la création d’un réseau de fermes-écoles, la Mission d’Assistance des Nations Unies en Haïti s’est lancée en 1947 dans une expérience pilote d’éducation de base, en vue de l’élaboration d’un programme d’assistance technique aux pays en voie de développement. Cette expérience pilote avait pour but d’établir que « l’éducation de base peut contribuer à améliorer les conditions de vie dans une région rurale isolée, surpeuplée et en pleine crise économique ».

Dans le même ordre d’idées, fut implantée, dans la région du Pont de l’Estère-Desdunes, à Déseaux, une grande ferme de démonstration. Ce que cette assistance externe recherchât, c’était « les meilleures méthodes susceptibles d’élever le niveau de vie du paysan, d’embellir sa maison et d’introduire dans ses mœurs l’observation journalière des pratiques hygiéniques ».

L’ODVA, financé aux deux tiers par la EXIMBANK, devait pour sa part irriguer 40.000 hectares de terre, réaliser le drainage de la Plaine de l’Artibonite, entreprendre le développement agricole méthodique de la zone, regrouper de manière rationnelle la population de la Vallée. On sait aujourd’hui ce qu’il est advenu de l’ODVA et des fermes organisées dans le cadre de ce vaste projet. Paul Moral, en 1961 dans « Le Paysan haïtien », affirmait déjà « qu’en dehors d’un gain incontestable de productivité, l’ODVA ne paraît pas avoir encore sérieusement abordé le problème de la transformation des genres de vie, de la condition paysanne ». Et déjà, à cette époque, il s’interrogeait sur l’avenir de cet organisme. Nous connaissons tous la suite.

Par ailleurs, aux termes des accords de 1948 entre l’état et l’Institut des Affaires Interaméricaines, le SCIPA envisageait, dans le cadre de son programme de développement agricole, l’exécution de travaux d’irrigation, l’amélioration des méthodes de conservation des récoltes et d’augmentation de la production vivrière, grâce à 13 « bases d’opérations » dans l’Artibonite, à Saint Raphaël, à Fond Parisien, dans la Plaine du Cul-de-Sac, à Camp- Perrin, Cavaillon et Torbeck. Le programme incluait aussi la formation de « guides éclairés de la masse paysanne ». Le SCIPA professait que « dans la mise en œuvre d’un programme d’extension, l’agent se doit de travailler en harmonie avec les coutumes et mœurs des gens de la communauté.

Au cours des premiers mois de son travail, il est important qu’il ait la sympathie des agriculteurs. Il commencera par des meetings, des démonstrations, des distributions de semences certifiées, le traitement des animaux ... Ensuite, il prêtera ses services à un plus grand nombre de personnes en organisant des coopératives, des clubs de jeunes et d’adultes, des brigades pour la conservation des sols et la protection des sources ». Le SCIPA se permettait d’espérer beaucoup de ses agents d’extension, en raison du fait que ces derniers étaient des haïtiens ayant reçu une formation adéquate, familiers aux mœurs et coutumes des paysans et bénéficiant, partant, d’une large audience des populations rurales. Mais ces démarches à portée limitée semblent négliger la globalité du problème haïtien, en raison peut-être des énormes difficultés financières qu’elles impliquent.

De toute manière, le concept d’éducation de base est adopté conformément au programme fondamental de l’UNESCO, autour des thèmes principaux d’alphabétisation, d’action sanitaire, d’apprentissage de la vie communautaire. L’accent est mis sur la formation des « agents polyvalents », c’est-à-dire de jeunes paysans appelés à jouer le rôle de guides naturels des collectivités rurales dans leur région d’origine, des agents d’alphabétisation, des instituteurs des fermes-écoles et des écoles rurales. La formule clé dans l’application du système d’éducation communautaire se définit ainsi : « Aidons le paysan à s’aider lui-même », car « le développement communautaire doit être entrepris par les gens de la communauté eux-mêmes, les programmes de développement préparés par eux et non pour eux ». C’est dans ce sens que s’oriente de nos jours l’éducation des masses.

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Marie-Aure

 

 Le logo, portrait du Président Hoover, a été emprunté au site http://clockworkconservative.wordpr...
 L’image de la plaine de l’Artibonite : http://www.notedor.com


[1Sténio Joseph Vincent (né en 1874 - décédé en 1959) fut président de Haïti du 18 novembre 1930 au 15 mai 1941.

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Haïti : l’offensive américaine
18 décembre 2014, par Damballa

Dommage que la tentative américaine avec la Commission Forbe impulsée par le Président Hoover aie aussi raté son coup. Ce Président américain issu d’une famille Quaquer était un humaniste sincère. Ne pas confondre avec J. Edgar Hoover parton du FBI, qui espionna Charlot et Martin Luther King.
Quelle accumulation de misères et d’injustices de malchances sur le peuple Haïtien ! Certains chrétiens mènent toujours une guerre occulte contre le Vaudou. Mais L’Eglise catholique a fait la paix depuis 1950 : Pie XII et Evangelii Praecones, Libération du vaudou dans la dynamique d’inculturation en Haïti, 1951, p. 397. ISBN 8876528245, ISBN 9788876528248. D’ailleurs il existe un Vaudou chrétien. Cependant n’y a-t-il pas des aspects spécifiques du Vaudou Haïtien qui sont entâchés de pratiques occultes douteuses même dégradées par rapport à la tradtion éléborée dans le Golfe du Bénin ? Espérons que les divers musées Vaudous du monde ( donT un à Strasboug) permettent une meilleure connaissance de cette authetique culture. Pour répondre à une question qui a été posée sur la Siphilis un vaudousa en effet est le dieu de la maladie variole : Sakpata. Que les Haïtiens ne désespèrent pas. Mawu lo lo : Dieu est grand !


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