Vie de Maître Eckhart
lundi 9 février 2004

par Abd Al Haqq


Quel intérêt peut avoir pour nous, aujourd’hui, l’œuvre d’un religieux dominicain ayant vécu à la charnière des XIIIe et XIVe siècles ? Comment ses écrits, et d’abord sont-ils de lui ? Comment ses écrits entachés d’un parfum d’hérésie peuvent-ils, au XXIe siècle, rencontrer un succès qu’ils n’eurent pas même à leur époque ?

La réponse se trouve dans la lecture des traités et sermons du Maître : d’emblée, on est impressionné par la profondeur de la pensée et la densité du propos, ravi aussi par la fraîcheur et la modernité du discours. On est captivé ! Maître Eckhart possède au plus haut point l’art de traiter de métaphysique et autres sujets arides avec une joie et un bonheur simple et communicatif.
Pour ce faire, il emploie un langage hardi pour désigner ce qu’il estime vital pour l’homme : que celui-ci prenne conscience de la transcendance divine, y retrouve le sens profond de son destin personnel, et donc, de la transcendance de son propre devenir. N’est-ce pas là une des questions les plus actuelles pour notre humanité ? Mais ce que je vous dirai du Maître de Thuringe ne sera qu’un apéritif afin de vous donner envie de continuer vous-même ce chemin, tant il est vrai que, n’a de valeur que ce que l’on découvre par soi même dans l’effort de lecture et surtout, concernant l’œuvre de Maître Eckhart, dans la méditation et le silence intérieur !

Vie de Maître Eckhart
Sa naissance a lieu vers 1260 à Hochheim, une petite ville de Thuringe au nord de Gotha, dans une famille de la petite noblesse. Son père, le " Dominus Hecehardus, miles de Hochheim"

Blason de Thuringe

était bailli de la citadelle frontalière de Wadenfels ob Tambach.

Le monde dans lequel évolua le jeune Ecehardus était en plein bouleversement tant sur le plan politique que spirituel. L’Allemagne et l’Occident tout entier étaient secoués par des changements importants. En 1265 un traité met à la tête de Thuringe le Prince dégénéré Wettin Albert II aux mœurs dissolus. Ceci n’étant qu’un des multiples signes avant-coureurs de la décadence de tout l’Empire. A la même époque, la France et l’Angleterre prennent conscience de leur identité nationale et s’affirment au détriment du Saint Empire romain germanique qui se décompose sous les velléités individualistes et la soif de puissance des petits souverains.

Comme souvent lorsque le pouvoir se décompose, une impressionnante vague de spiritualité déferle tant sur l’Occident chrétien que sur l’Orient musulman. Elle correspond à un besoin populaire d’intériorisation. Ce désir mystique faisant pendant aux luttes sociales et politiques, à une grave crise culturelle et religieuse.
Trente ans avant la naissance de celui qui allait devenir Maître Eckhart, mourrait Saint François, initiateur d’une spiritualité des pauvres, alors que les Vaudois menaçaient l’intégrité de l’Eglise. Il avait été précédé d’un demi-siècle par Gampoa, Bouddhiste fondateur au Tibet de l’école mystique Kargyupa dont les enseignements sont assez proches de ceux que diffusera notre Frère Prêcheur. De plus, la fine fleur de la poésie courtoise allemande venait de disparaître en la personne de Walther von der Vogelweide. Dante fut à peu près contemporain de notre fils de bailli et alors que Maître Eckhart, âgé de 16 ans, entrait au convent des Dominicains d’Erfurt, en 1276, mourait en Perse à Konia, le grand fondateur de la confrérie mystique des Mewlewi, Djal al Din Rumi.

C’est donc dans ce monde où germe un renouveau mystique que notre jeune religieux va entreprendre ses études de théologie au studium général de Cologne où il subit l’influence bénéfique du fondateur Albert le Grand. Pourtant la théologie de cette époque est une théologie bien marquée par la scolastique de Saint Thomas, donc assez éloignée de ce renouveau spirituel. Ce sera sans doute un élève brillant car il accède très rapidement aux plus hautes fonctions dans son Ordre :
 A trente ans, il est prieur de son couvent d’Erfurt et vicaire de la province de Thuringe.
 En 1293, il a trente-trois ans, on le retrouve étudiant à Paris ou il est lecteur des sentences de Pierre Lombard. En 1294 c’est lui qui fait le sermon de Pâques au couvent de la rue Saint Jacques.
 En 1298 il est nommé vicaire général de Thuringe.
 A quarante ans, retour à Paris : il est docteur de l’université de Paris et chargé de cours ; il y acquiert le grade de magister.
 En 1303, il reçoit la direction pour l’Ordre Dominicain de la province de Saxe à laquelle s’ajoute en 1307 celle de Bohême.
 Il retourne à Paris pour y enseigner et en 1313 il est prieur à Strasbourg, où la mystique est particulièrement en vogue. Il s’y fait une réputation qui le rend célèbre bien au-delà de ce petit monde et le précédera partout. On le qualifie de "Maître de vie ".
 Aux environs de 1320, il est titulaire de la chaire de théologie de Cologne, la plus prestigieuse d’Allemagne. Il y enseigne en qualité de " Magister Actu Regens " titre n’ayant été auparavant décerné qu’au seul Saint Thomas d’Aquin. Or, avec cette consécration vont débuter les ennuis :
 En 1325, des rumeurs circulent mettant en doute l’orthodoxie de ses enseignements, et bientôt on le soupçonne d’hérésie. Malgré la protection de l’inquisiteur de Strasbourg diligenté par l’Ordre Dominicain, l’Archevêque de Cologne, fort du soutien des Franciscains qui jalousent le succès de Maître Eckhart, en appelle directement au Pape Jean XXII qui désigne des inquisiteurs parmi les Frères Mineurs.
 Pour sa défense, notre pauvre théologien rédige en 1326 une justification où il accepte par avance de nier publiquement tout propos pouvant paraître suspect à ses pairs et où il fait complète allégeance au pape. Mais hélas rien n’y fera et un procès est ouvert. On passera même outre le droit d’exemption dont jouissait l’Ordre des Dominicains qui est soumis au seul jugement du Pape. Mais en 1327 qui est le Pape ? Jean qui est réfugié en Avignon ou bien l’anti-pape Romain Nicolas V ?
 Une bulle de condamnation sera édictée le 27 mars 1329 en Avignon, mais Maître Eckhart n’en saura rien puisqu’il aura quitté ce monde bien ingrat l’année précédente. Ce sont onze de ses thèses qui seront condamnées pour hérésie et dix-sept autres dénoncées comme contenant de graves ambiguïtés. Le plus important aujourd’hui est que la démarche du Dominicain soit, dans cette bulle stigmatisée ainsi : " Il a voulu en savoir plus qu’il ne convenait ". Mais bien plus que les raisons théologiques, la cause de cette condamnation réside dans la lutte à mort que se livrent la papauté et l’empire et aux occultes manœuvres politiques qui en découlent.

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 L’illustration en tête d’article provient du site http://www.palys.interq.pl.
 Le blason du blason provient de http://de.wikipedia.org/.

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Vie de Maître Eckhart
1er avril 2005, par Unité de Recherche en Histoire Médiévale

CHRONOLOGIE DE LA VIE D’ECKHART

Eckhart vécut environ soixante-huit ans. Or, on ne sait presque rien des trente premières années de son existence qui, par conséquent, nous échappe presque pour moitié. Avant la date de 1293, nous ne pouvons faire que des hypothèses. Par ailleurs, nous ignorons également la date et le lieu exacts de sa mort, comme du reste l’endroit où il fut enterré. On le voit, il y a bien des zones d’ombre dans la vie du grand mystique rhénan.

Vers 1260 Naissance en Thuringe (d’où son surnom de Thuringien), sans doute à Tambach, au sud de Gotha, dans une famille originaire de Hochheim.

Vers 1275 ( ?) Entre probablement très jeune au noviciat des dominicains du couvent d’Erfurt, proche de son lieu de naissance, où il se fait remarquer comme un élève brillant, ce qui lui vaudra sans doute de poursuivre sa formation au Studium generale de Cologne.

1293 Eckhart est bachelier sententiaire à Paris. Il rédige sa Collatio in libros Sententiarum, qu’il prononce entre le 14 septembre et le 9 octobre.

18 avril 1294 Sermon pascal.

1294-1298 Première période d’Erfurt (excepté son noviciat). Il est prieur du couvent dominicain d’Erfurt et vicaire de la nation de Thuringe. Die rede der underscheidunge (connu en français sous le titre Instructions spirituelles ou Discours du discernement), premier traité allemand.

1302 L’Université de Paris lui confère le titre de maître en théologie, titre qui restera lié à son nom pour la postérité : frère Eckhart devient alors Maître Eckhart de Hochheim.

1302-1303 Premier magistère parisien. Eckhart est titulaire, à l’Université de Paris, de la chaire de théologie réservée aux dominicains étrangers. Questions parisiennes I et II et Rationes Equardi.

28 août 1302 ou 1303 Sermon sur saint Augustin.

1303-1311 Seconde période d’Erfurt. Eckhart est élu premier prieur provincial de la province de Saxe en 1303, charge qu’il occupera jusqu’en 1311, résident à Erfurt, le centre administratif de la nouvelle province issue de la division de la province de Teutonie. Il a pour tâche de veiller à l’administration de 47 couvents de frères et 9 de sœurs et de les représenter aux chapitres généraux et provinciaux de l’ordre des prêcheurs, ce qui lui impose de très nombreux voyages, souvent longs et fatigants. Au cours de cette période, il prononce de multiples sermons dont on trouve l’écho dans le sermonnaire Paradisus anime intelligentis. Il y transpose en langue allemande l’essentiel de son enseignement donné en latin à l’Université de Paris. Il revenait au prieur provincial d’organiser le chapitre provincial annuel, qui était toujours tenu le 8 septembre, fête de la naissance de la Vierge. Au cours de son provincialat, ces chapitres eurent lieux successivement à Halberstadt (1304), Rostock (1305), Halle (1306), Minden (1307), Seehausen (1308), Norden (1309) et Hambourg (1310).

16-18 mai 1304 Eckhart participe au chapitre général de Toulouse.

14 mai 1307 Le Thuringien est élu vicaire général de Bohème au chapitre général de Strasbourg.

1309-1310 Fonde les couvents de Braunschweig (Brunswick), Dortmund et Groningue.

7 juin 1310 Il participe au chapitre général de Plaisance.

8 septembre 1310 Eckhart est élu provincial de Teutonie.

30 mai 1311 Chapitre général de Naples. L’élection au provincialat de Teutonie n’est pas confirmée. Libéré de sa charge de prieur provincial de Saxe. Le chapitre préfère envoyer Eckhart à Paris pour une seconde fois en tant que professeur de théologie. Honneur exceptionnel, conféré jusqu’alors qu’au seul Thomas d’Aquin.

1311-1313 Second magistère parisien. Lorsqu’il arrive à Paris, Marguerite Porète vient d’être brûlée l’année précédente, le 1er juin 1310, après un procès mené par le grand inquisiteur Guillaume de Paris qui est l’un des confrères d’Eckhart au couvent Saint-Jacques. Marguerite est une béguine du Hainaut, auteur d’un livre intitulé Miroir des simples âmes anéanties, dont certains thèmes majeurs semblent avoir inspiré, ou du moins être apparentés à quelques-unes des thèses centrales qu’Eckhart exposera par la suite dans ses sermons allemands en région rhénane. Ce second magistère parisien est marqué par des travaux universitaires importants : Questions parisiennes IV et V et surtout mise en chantier de l’Opus tripartitum.

1313/1314-1323/1324 Période de Strasbourg. Eckhart quitte Paris pour Strasbourg, chef-lieu de la province dominicaine de Teutonie, où le maître général de son ordre, Béranger de Landora, l’envoie en tant que vicaire général chargé spécialement de la direction spirituelle des sœurs dominicaines et des béguines. Cette période est marquée par une intense prédication vernaculaire. Deuxième et troisième traités allemands : Livre de la consolation divine (Daz buoch der goetlîchen troestunge) et De l’homme noble (Von dem edeln menschen).

1323/1324-1327 Période de Cologne. Eckhart est nommé maître au Studium generale de Cologne, qui avait été fondé par Albert le Grand et dont le rayonnement était très important. Le Thuringien continue à prêcher en allemand. Du détachement (Von abegescheidenheit), quatrième traité allemand.

1325 Chapitre général de Venise. Dénonciation de la prédication en langue vulgaire.

1325/1326 Première mise en cause de la prédication de Maître Eckhart, qui se termine par un non-lieu. Le Thuringien répond à cette accusation dans un traité aujourd’hui perdu, le Requisitus.

1326 Le procès. En septembre 1326, à la suite d’une accusation portée contre Eckhart par deux dominicains, Herman de Summo et Guillaume de Nidecke, l’archevêque de Cologne, Henri II de Virnebourg, ouvre un procès d’inquisition contre Maître Eckhart. Premières listes d’accusation, comportant 49 entrées.

20 septembre 1326 Première comparution d’Eckhart devant la commission chargée d’instruire son procès, laquelle est composée de Reinher Friso et de Pierre d’Estate.

1326 Deuxième liste d’accusation, contenant 59 entrées. Une troisième liste avait été préparée, elle est aujourd’hui perdue. Les deux premières, ainsi que les réponses d’Eckhart, nous sont parvenues dans la Rechtfertigungsschrift (Écrit de défense dit aussi l’Apologie).

24 janvier 1327 Seconde comparution devant Reinher Friso et Albert de Milan (qui a remplacé Pierre d’Estate dans la commission). Eckhart en appelle au pape.

13 février 1327 Eckhart proteste publiquement de son innocence dans l’église des dominicains de Cologne.

22 février 1327 Rejet de l’appel au pape par Reinher Friso et Albert de Milan.

Printemps 1327 Eckhart passe outre et se rend en Avignon pour porter directement l’affaire devant le pape Jean XXII.

1328 En Avignon, une commission pontificale ramène les listes du dossier d’inquisition colonais à un ensemble réduit de 28 propositions, isolées de leur contexte : c’est le Votum Avenionense.

1328 Avis (aujourd’hui perdu) de Jacques Fournier, le futur Benoît XII.

Vers 1328 Eckhart meurt sans connaître l’issue de son procès, sans doute en Avignon ou bien sur le chemin du retour. Peut-être est-il d’ailleurs déjà mort en 1327.

27 mars 1329 Jean XXII promulgue la bulle In agro dominico qui condamne Maître Eckhart de manière posthume pour 17 propositions réputées hérétiques et 11 autres suspectées d’hérésie. Toutefois, la publication de la bulle est limitée au diocèse de Cologne.



Site : Maître Eckhart

Maître Eckhart [pour info]
17 mars 2005, par Benoît Beyer de Ryke

Mystique rhéno-flamande

La mystique " rhéno-flamande " regroupe deux ensembles, puisant aux mêmes sources mais allant parfois dans des directions opposées : une tradition " allemande ", représentée essentiellement par les dominicains Maître Eckhart, Henri Suso et Jean Tauler ; et une tradition " flamande ", illustrée par la béguine Hadewijch d’Anvers et par Jan van Ruusbroec. Cet ouvrage collectif traite de quelques aspects majeurs de la recherche actuelle sur ces auteurs.

Maître Eckhart et Jan van Ruusbroec. Études sur la mystique " rhéno-flamande " (XIIIe - XIVe siècle), Ouvrage collectif sous la direction d’Alain Dierkens et de Benoît Beyer de Ryke, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2004, 242 pages.

Maître Eckhart

Dominicain et théologien mystique allemand, professeur de théologie à l’Université de Paris, prédicateur à Strasbourg et à Cologne, Maître Eckhart fut le maître du mouvement mystique rhénan. Sa doctrine, imprégnée de néoplatonisme du Pseudo-Denys, nous est parvenue au travers d’une œuvre latine, à destination du public universitaire, et surtout d’une œuvre allemande, composée de traités et de sermons, issus de sa prédication dans la vallée du Rhin auprès des béguines et des sœurs de son ordre. Condamnées à l’époque par l’Église, ses thèses furent n "anmoins répandues par ses deux principaux disciples, Jean Tauler et Henri Suso. Il faudra attendre le XIXe siècle pour que soit redécouverte l’œuvre d’Eckhart. Aujourd’hui encore, il suscite une indéniable fascination.

Maître Eckhart, Benoît Beyer de Ryke, Collection Sagesses éternelles, éditions Entrelacs, 2004, 302 pages.


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