Lundi 27 mai 2002
Etape de 4 km
Il est 8 heures, je suis réveillé depuis un bon moment. Un temps favorable va-t-il aider à rendre cette journée inoubliable... Il ne pleut pas et il ne pleuvra pas de la journée... Je me prépare doucement en suivant un rituel habituel, me masser les pieds n’est pas aujourd’hui d’une grande nécessité, mais il n’est pas encore temps d’abandonner les habitudes rassurantes.
En sortant du refuge, je suis à quelques dizaines de mètres des quais du port. Les bateaux sont presque tous des barques de pêcheurs pour une dizaine de bateaux plus importants, mais très peu de plaisanciers. Ce Finistère espagnol qui s’avance dans la mer forme comme un ergot allant vers l’ouest pour un arc qui s’incline vers le sud... Le port de Fisterra est très bien abrité des intempéries venant de l’ouest à l’intérieur de cette langue de terre et il reste ouvert vers le sud est.

- Le phare de Fisterra
Le temps est calme par rapport à ces derniers jours. Le combat du soleil et des nuages favorise la luminosité et la diversité des couleurs. J’ai de la chance même avec le temps... Le port est calme, pas une ride sur l’eau, une digue qui s’en va vers l’est, quelques pêcheurs qui travaillent sur leurs filets, Fisterra est une carte postale reposante. Après un bon petit-déjeuner dans un bar à pêcheurs, pas très loin du bâtiment de la criée, je me dirige vers la pension de famille que j’ai trouvée hier pour 12 euros. J’ai même droit à la vue sur le port... ! Dans une chambre très propre, je retire de mon sac le superflu pour que cette journée soit plus légère. À mon retour ce soir, c’est ici que je vais passer ma dernière nuit de pèlerin...

- Les chaussures en bronze au pied du phare
Quand je sors de la pension de famille, la matinée est déjà bien avancée. Je reprends le Camino avec un sac à dos bien léger pour une apothéose toute de solitude... Il y a toujours des flèches jaunes et de-ci de-là une borne avec la coquille Saint-jacques. Je vais bientôt trouver la dernière pour ce voyage de 1000 km. Le chemin est maintenant une petite route goudronnée qui sort de Fisterra et qui monte en pente douce en longeant la mer. Il y a quatre kilomètres à faire pour atteindre le phare que je ne vois pas encore. La route surplombe la mer.

- Brûler les oripeaux du vieil homme pour renaître plus fort
J’aperçois un petit cimetière pour résidents privilégiés, autour et sur les quelques kilomètres qui séparent Fisterra de la pointe extrême du bout du monde, pas une maison, pas un signe d’une présence humaine... Les Espagnols seraient-ils aussi des sages... ! Encore environ deux kilomètres, j’aperçois enfin le phare, c’est en fait un bâtiment qui se présente comme un mastaba blanc sur cinq étages et surmontés de sa lanterne. Derniers mètres, dernière borne du Camino de Santiago, qui vient mourir ici, première palpitation que je ne peux retenir. J’ai l’immense bonheur d’être totalement seul quand je m’approche pour contourner le phare et arriver au but de mon voyage... Là, il faudrait faire un blanc, car rien, aucun mot ne peut vous restituer ce qui est en moi... Ce sentiment est simple, il est peut-être comme ce bout du monde, une pente douce qui se glisse dans l’océan, l’infini de la mer calme, une sérénité, un bonheur avec un sanglot d’émotion vraie que je peux libérer, personne, aucune pudeur pour l’entraver...
Je me calme, je m’allonge dans l’herbe, le dos appuyé au mur du phare et tout mon être est dans un autre monde. Un vide en moi plein de bonheur et de gratitude. Oui, voilà encore un moment de communion et de fusion qui me fait ressentir par tous les sens que je suis à ma place dans ce cosmos. Je n’arriverai jamais à vous transcrire ces moments là, il faut les vivre. C’est peut-être pour eux que sans cesse j’ai envie d’être sur le chemin...
La réalité d’un symbole fort me ramène au présent. Devant moi à quelques mètres la reproduction grandeur nature et en bronze, d’une paire de chaussures de marche... Je vais me plier à la tradition, je sors de mon sac une paire de chaussettes de laine que je glisse dans ces chaussures. Le feu va transformer en cendres un peu de mon passé, il va se mélanger dans une mort symbolique aux cendres de tous les pèlerins qui sont passés par ici... Un vieil homme disparaît, il va revivre encore plus fort... Personne ne sort indemne d’un chemin de Compostelle...
Je n’ai plus envie de vous en dire plus...
Trois Brésiliens arrivent à ce moment-là et les embrassades scellent notre fraternité, mais nous savons tous que cette fraternité n’est là que pour faire face à une éternelle solitude face à LUI...
Je veux sceller ce dernier chapitre avec les mêmes mots qui ont terminé mon premier voyage sur le Camino... Ce périple s’achève encore par l’écriture et toujours dans la douleur. L’histoire humaine d’un cheminement intérieur est incommunicable, les mots sont toujours de trop. Ceux que j’ai utilisés pour vous donner un aperçu du Camino de Santiago sont du même ordre, ils sont pauvres...
Je pleure, j’ai une furieuse envie de reprendre le Camino, je veux retrouver la conjugaison des sens, de la solitude, du temps et de l’Amour...
Merci à LUI.

- FIN