"L’homme s’exerce dans le monde comme le couteau s’affûte sur la pierre." |
Ostrakon & Calculi mercredi 27 mai 2015 par Yéyé |
En grec ancien, un ostrakon est une coquille d’huître (d’où l’ostréiculture moderne) et par analogie de forme, le terme désignait aussi un tesson de poterie que l’on considérera ici comme un caillou [1], une pierre, puisqu’il est bien issu en droite ligne du minéral. On écrivait sur ces tessons de poterie (ostraka, pluriel d’ostrakon) avec de l’encre, ou on gravait dessus, des pense-bêtes comme la liste de courses, la rédaction d’un brouillon, un courrier banal, un bref rapport administratif, un petit mot d’amour, etc. On réutilisait ainsi des déchets, les tessons, pour garder la mémoire, temporaire, des petites choses de la vie courante. La durée de vie des ostraka était donc brève. Une fois leur mission terminée, ils finissaient à la poubelle. Ils étaient un peu comme nos post-it d’aujourd’hui. Très brièvement utiles, rapidement obsolètes et vite jetés. C’est d’ailleurs dans les décharges antiques qu’on les retrouve en nombre aujourd’hui. Et c’est amusant de penser que quelques millénaires après, ces toutes petites choses insignifiantes à la durée de vie si courte, décrivant des évènements banals, nous apprennent une foule d’informations sur la vie quotidienne des Egyptiens, des Grecs ou des Romains… Chez les Grecs justement, les ostraka servaient aussi de bulletins de vote pour exclure une personne de la cité. Ainsi, l’assemblée des citoyens d’Athènes, l’Ecclésia, pouvait prononcer le bannissement pour dix ans d’un de ses membres après un vote effectué au moyen des ostraka sur lesquels on écrivait le nom de la personne à ostraciser. Si un nombre suffisant d’ostraka portait le même nom, l’individu concerné avait dix jours pour quitter la cité pour dix ans. Cette exclusion est la sortie d’un individu de son groupe de référence. On le prive de sa structure, il ne fait plus partie d’aucune ossature sociale et on le lui fait savoir avec une pierre, pierre sur laquelle toute vie est bâtie. Est-ce un hasard si la pierre a été largement utilisée pour sélectionner, trier, prendre ou exclure, tout en gardant la mémoire des choses à court et surtout à long terme ? Tout près de nous, les Francs-Maçons utilisent encore, me semble t-il, des boules, des pierres, noires ou blanches pour admettre ou refuser un nouveau membre en leur sein. On se fait blackbouler si l’on obtient plus de noires que de blanches. On se rappellera qu’au XIXe, on sélectionnait les jeunes hommes aptes au service militaire en leur faisant tirer une boule, une pierre de couleur ; rouge ou blanche. D’ailleurs, les chanceux qui, à l’issu du tirage, n’avaient pas à effectuer leur service (de deux à trois ans suivant les périodes) monnayaient pour une bonne somme leur boule à un candidat malheureux dont les parents disposaient de quelques moyens financiers. Ce système fut remplacé dans la seconde partie du XIXe par des chiffres. Les candidats tiraient un numéro qui déterminait ensuite leur départ ou non pour le service militaire via un calcul simple. Ce calcul nous ramène bien loin, à l’époque des calculi (vers –6000 ou –7000) qui sont des jetons en argile entourés d’une petite sphère, également en argile, que l’on utilisait à des fins de comptabilité, pour recenser un cheptel de moutons par exemple. Ces calculi, du latin calculus, cailloux en français, seront le premier support de l’écriture naissante. Quoi de mieux que la pierre pour garder la mémoire des choses, trier ou compter ? Mais la pire des sélections chez les humains ne consiste-t-elle pas à ramasser une pierre au sol et à la jeter à la tête de quelqu’un ? Va t’en ! Hors de ma vue ! Hors de ma vie ! Meurs ! La lapidation est bien l’exclusion définitive, irrévocable, et les pierres qui frappent la victime lui disent probablement « souviens-toi ». Voici la fin de cet article et, au moment où j’écris ces lignes, la nuit tombe fort à propos. Car « lorsque le soleil est couché, tout, depuis longtemps a regagné la montagne. Alors flotte une odeur d’eau et de nuit. Et l’on revient à la condition primitive dans l’ombre et la rumeur sacrée de l’argile du monde ». (Joseph Kessel dans "Fortune Carrée") |
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