Kyot, le maître sage

Dès les premières pages de son livre, "Parzival", qu'il fait paraître en 1203, Wolfram von Eschenbach nous indique ses sources : "...Kyot, le maître bien connu, trouva à Tolède, parmi des manuscrits abandonnés, la matière de cette aventure, notée en écriture arabe. Il fallut d'abord qu'il apprit à discerner les caractères a, b, c (mais il n'essaya point de s'initier à la magie noire). Ce fut grand avantage pour lui d'avoir reçu le baptême, car autrement cette histoire fut demeurée inconnue. Il n'y a point, en effet, de païen assez sage pour nous révéler la nature du Graal et ses vertus secrètes..."

"...Kyot, le maître sage, chercha alors dans les livres latins où avait pu vivre un peuple assez pur et assez enclin à la vie de renoncement pour devenir le gardien du Graal. Il lut les chroniques des royaumes de Bretagne, de France et d'Irlande et de beaucoup d'autres encore, jusqu'à ce qu'il trouvât en Anjou ce qu'il cherchait. Il lut en des livres véridiques l'histoire de Mazadan. Il trouva notée toute la suite de ses descendants : il vit en un autre endroit comment Titurel et son fils Frimutel avaient transmis par héritage le Graal à Amfortas, qui avait pour soeur Herzeleide, et c'est avec celle-ci que Gamuret avait engendré un fils qui est le héros de ce conte..." Kyot, appelé le maître sage, apparaît comme celui qui a découvert l'histoire du Graal. Il semble ainsi désigné implicitement comme le porte-parole de la Tradition. Alors, si Kyot a un message à transmettre, quel est-il ? Et, nous intéresse-t-il encore aujourd'hui ?

Mais laissez-moi en quelques mots vous aider à replonger dans cet univers si particulier. Voyez un pays fait principalement de forêts. Vous y chevauchez tranquillement. Sentez cette odeur d'humus mouillé, ces bruits tout à la fois inattendus et familiers qui vous entourent. Vous êtes vêtu en chevalier, un écu à vos armes au côté, votre lance au repos et votre épée. Mais voici l'orée du bois, une grande plaine s'étend devant vous et au loin une forteresse. C'est le château du Roi de ce pays : il a nom Arthur, fils d'Uther Pendragon. Vous demandez l'hospitalité. L'on vous introduit dans la salle des banquets. Le Roi est là, entouré de toute sa cour. Le silence se fait à votre entrée. Vous vous présentez. Le Roi vous invite à prendre place à sa table après que l'on vous ait aidé à vous désarmer. Là, dans cette atmosphère colorée, vous écoutez les récits qui sont faits au Roi.

Ce sont tour à tour Gauvain, Lancelot du Lac, Perceval, Hector des Mares, Bohort, Girflet, fils de Don qui content leur histoire. Les aventures sont nombreuses. Ils partent le plus souvent pour défendre l'honneur de leur Roi mis en cause par tel ou tel personnage étranger à la cour. Car le Roi est essentiel à l'existence même du royaume et ses Chevaliers se doivent de le protéger et donc de combattre pour lui. Et tous auront des forêts à traverser, des chevaliers à combattre, des dragons à défier et des ponts à traverser. Il y a beaucoup de ponts, ponts entre deux régions, deux pays, deux mondes, ponts entre deux états d'être... Et pour passer chacun de ces ponts, il y aura un combat, une épreuve à relever. Et chaque chevalier combat au nom de sa Dame. Lancelot du Lac sera fidèle à la Reine Guenièvre, véritable moteur de ce Royaume puisque si le Roi est essentiel par sa simple présence, la Reine va s'avérer être l'origine même de la dynamique de ce monde d'expression guerrière - en apparence.

Il est un passage des Contes du Graal au cours duquel l'un des chevaliers de la queste pénètre dans un château qui semble tout à fait habité mais dans lequel il ne rencontre personne. Dans une des salles se trouve un magnifique jeu d'échecs. Pour passer le temps, il déplace une pièce sur l'échiquier. En face de lui, sans qu'il n'aperçoive personne, une autre pièce est déplacée comme en réponse à ce qu'il a joué précédemment. Il joue à nouveau et ainsi de suite... jusqu'à ce qu'il perde la partie... Furieux, il jette alors l'échiquier par la fenêtre et ce dernier se perd dans le lac qui est au pied du château. La société celtique fonctionne à l'image du jeu d'échecs. Le Roi est la pièce essentielle : celui qui perd le Roi a perdu la partie ! Mais la Reine est la pièce qui a la plus grande mobilité, le plus grand éventail de possibilités, le plus grand "pouvoir".

Notons également que dans la langue celte, le mot "soleil" est féminin alors que le mot "lune" est masculin. Ceci est illustré par deux autres personnages du Cycle du Graal : Tristan et Iseult. En effet, Tristan (la lune) ne peut vivre plus de 28 jours sans voir Iseult (le soleil).

C'est dans ce monde d'une extrême diversité que l'enchanteur Merlin (fils d'une vierge très pure et d'un démon descendu sur la terre pour s'accoupler avec une femme) va instituer la Table Ronde. Et chacun y prend place sur un parfait pied d'égalité tout en gardant sa fonction au sein du royaume. Nul ici ne songe à prendre le pas sur qui que ce soit. La Table Ronde permet, dans ce royaume qui a atteint une certaine maturité intérieure, que chacun, dans l'exercice de sa fonction, soit à égalité avec les autres, qu'ainsi règne la liberté d'expression au sein d'une vraie fraternité. Et quand la Table Ronde est instituée, Merlin peut se retirer... Et les "temps aventureux" commencent : c'est la queste du Graal...

Déjà Lancelot, "le meilleur chevalier du monde" a été reçu au château de Corbénic. Là, il fait la connaissance du Roi Pêcheur qui est alité et qui souffre douloureusement. Au milieu de la soirée, assis auprès du Roi Pécheur, Lancelot a assisté médusé à la scène la plus extraordinaire qui soit. Au beau milieu du repas et sans autre préambule, un cortège solennel et silencieux traverse la salle. Deux jeunes personnes portent deux chandeliers suivies par une autre portant une lance qui saigne puis par une jeune fille.... mais écoutons Wolfram von Eschenbach : {"Sur un tissu vert achmardi, elle portait un objet si auguste que le Paradis n'a rien de plus beau - chose parfaite à quoi rien ne manquait et qui était tout à la fois racine et floraison. Cet objet, on l'appelait le Graal. Il n'était sur la terre chose si merveilleuse qu'il ne la surpassât. La dame qui avait reçu du Graal lui-même mission de le porter avait nom Repanse de Joie. La nature du Graal était telle qu'il fallait que qui en prenait soin fût d'une pureté parfaite et s'abstînt de toute pensée déloyale."} Lancelot reste muet de stupeur, d'admiration et de respect pour ce qu'il vient de voir. Il se réveillera au matin dans un château vide, poussiéreux comme s'il était abandonné depuis des siècles. Plus tard, sur sa route, il rencontrera quelqu'un qui lui expliquera combien son silence fut coupable puisque s'il avait posé LA question, le Roi Pêcheur et donc tout son royaume aurait été guéri pour toujours.

Perceval et quelques autres vivront la même aventure. Tous, ils n'auront de cesse de retourner à Corbénic pour enfin poser LA question ; mais le chemin pour retrouver le château semble alors n'être que circonvolutions et dédales d'aventures "secondaires". C'est Galaad, le "Bon Chevalier" qui parviendra au terme de cette aventure. Permettez-moi de ne pas vous raconter cette scène pour laisser à ceux qui sont plongés dans les ouvrages du Cycle du Graal - ou qui s'y plongeront - toute la saveur intérieure de leur recherche.

Revenons avec Lancelot et Perceval quelques temps avant cet événement et demandons-nous avec eux quelle question il fallait donc poser. Fallait-il s'interroger sur le Graal, sur la porteuse du Graal, sur la Lance qui saigne, sur les porteurs de chandeliers ? Wolfram von Eschenbach est le seul à noter qu'il fallait simplement demander au Roi Pêcheur pourquoi il souffre tant.

Et ce Roi Pêcheur, qui se nourrit exclusivement des nourritures procurées par le Graal, ne peut manquer de nous faire penser à des êtres comme Marthe Robin, une femme décédée il y a quelques temps, qui, selon un processus tout à fait reconnu par l'église catholique, survécut de nombreuses années en ne recevant pour toute nourriture que l'ostie consacrée. Ou bien Thérèse de Lisieux qui pendant des mois vomit le sang avant de s'éteindre. Ces êtres étaient-ils les Rois Pêcheurs de leur époque ? Et quelle est la question que nous n'avons pas su leur poser

Et l'on pense à tous ces malades du Sida et de ces autres maladies nouvelles et toujours "incurables". Ne sont-ils pas tous les Rois Pêcheurs de notre monde ? Quelle question faut-il poser pour les guérir et du même coup guérir notre monde ? Dans un petit livre bien connu, "Le Bréviaire du Chevalier" se trouve la pensée suivante : "Lorsque passe le Graal devant toi, aie la Présence d'Esprit de le reconnaître, et de poser la question qui fera de toi le Chevalier du Graal." Quel est le Roi Pêcheur qui, dans notre monde, attend la guérison ? Quel est le Roi Pêcheur qui, au plus secret de notre royaume intérieur attend que nous parvenions au terme de la queste ? Car queste et question sont deux mots qui ont la même racine...

Alors ? Qui nous aidera ?

A la fois, Kyot nous conduit là et un autre personnage, à travers les siècles, semble nous répondre. Ces phrases sont extraites de son ouvrage "La Vision". Il s'agit de William Beckford. Il écrit : "Ne t'attends pas à être encouragé. Ne fais confiance à aucun intermédiaire surnaturel ; cherche la consolation dans ton propre coeur et tu la trouveras. Quant à nous, nous nous reverrons dans la lumière..."

Etudiant le personnage de Kyot, un autre mot en "K" résonna en mon esprit : Kyrios !

Kyrios est un mot du grec ancien, il signifie le Roi. Et est souvent traduit dans les textes religieux par le Seigneur. Dans l'Ancien Testament, lorsqu'il a été traduit en grec, les Septantes - les soixante-dix traducteurs, selon la tradition - ont employé le mot Kyrios pour désigner Dieu. Dans le Nouveau Testament, on retrouve ce terme appliqué au Christ dans l'épître aux Philippiens et dans les Actes des Apôtres.

Il y a au début du rituel de la messe, l'expression "Kyrié Eleison" que l'on traduit par "Seigneur, prends pitié". J'ai toujours eu du mal à entendre cela, cette phrase a toujours été pour moi le signe d'une culpabilisation factice et l'expression d'une fausse humilité.

L'autre matin, alors que, dans les transports en commun, je préparais ce texte. Je lisais que Wolfram von Eschenbach, lui seul, ne parlait pas d'une question sur le Graal - sur ce qui semble être l'objet de la queste - mais d'une question au Roi Pêcheur sur sa souffrance. Et ... j'ai failli rater ma station.

Après cette recherche sur Kyot et Kyrios, c'est en toute vérité que je sais pouvoir dire maintenant :

"Kyrié Eleison"
Seigneur, prends pitié. Roi, prends pitié.
Roi Pêcheur, prends-moi en pitié
de t'avoir peut-être rencontré des dizaines de fois déjà
et de n'avoir pas su poser LA question qui t'aurait guéri.
Et vous tous,
prenez-moi en pitié, en compassion,
chaque fois que je ne sais pas,
face au Roi qui est en vous, dire la parole juste.



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