Bénarès
|
De chacune des extrémités de la ville, la perspective de la courbe concave du fleuve se donne à contempler inlassablement. Cette ville séduit par la confusion sidérante de ses édifices éclectiques imbriqués les uns dans les autres, empilés au fil de temps immémoriaux, qui déferlent jusqu’au fleuve. Mais ces étagements désordonnés d’architectures sont apaisés par les gradins des ghâts qui se prolongent sans discontinuer d’un bout à l’autre de la rive. Au fil de l’eau, comme à Venise, la ville déroule en un long travelling, ses palais, ses temples, ses ashrams, ses sanctuaires hérissés de clochetons innombrables, ses volées d’escaliers qui s’enfoncent sous des voûtes, ses murailles colossales remparts contre les inondations. Tu aperçois le toit scintillant d’une pagode népalaise, un observatoire astronomique, les deux minarets d’une mosquée, les tours d’un château d’eau rose décoré d’un Shiva bleu. Ton œil s’accroche aux bandes verticales blanches et vermillon sur la façade d’un lieu de culte, aux singes campés sur une terrasse, à la frise de svastikas au fronton d’un ashram, à un patchwork de saris mis à sécher, aux bulbes blancs qui couronnent les pavillons ajourés au faîte des tourelles d’angle d’un palais de pierre rouge. Comme une obscénité, un batelier te chuchote ces mots à l’oreille pour t’attirer dans son embarcation déjà bondée. Il insiste, il te tire par la manche, il sait que tu ne résisteras pas à l’attrait du macabre, qu’à Bénarès il faut avoir assisté à une crémation. Alors finalement tu embarques, à l’aube, sur le fleuve bourbeux, pour avoir vu des cadavres partir en fumée.
La barque s’immobilise. Tu regardes. Une pile de bois se consume. Un peu de fumée. Quelques chiens. Des hommes debout ou accroupis, immobiles, sans expression. Des commentaires du batelier, tu retiens qu’il faut 3 heures pour qu’un corps brûle, 300 kg de bois et que cela revient à 500 roupies pour la famille. Tu as froid, un frisson te descend le long du dos. Tu te perds dans des pensées couleur du fleuve. Tu te souviens de la visite des Catacombes. Tout excité à l’entrée par la perspective de sensations hors de l’ordinaire mais, au bout de l’interminable parcours parmi des entassements d’ossements moisis, soulagé de ressortir à l’air libre. De respirer la vie. Autour de toi même malaise. Que les touristes à la curiosité macabre tentent de dissiper en se cachant derrière leurs appareils photo qui visent, crépitent, fusillent de clichés le spectacle navrant que donnent les malheureux mortels. Comme si l’image de la mort pouvait en supprimer la pensée. Mais la proie qui intéresse ces féroces preneurs d’images n’est pas tant le bûcher qu’à côté, aplati par les cordes qui le maintiennent presque debout sur sa civière de bambou, pas complètement dissimulé par son linceul blanc et les guirlandes dorées, un cadavre frêle, les pieds dans l’eau, sans doute mis là, au frais, entre deux pierres, en attente de karmation. Voilà la bonne image à faire : un mort pris sur le vif. Mitraillé de sang-froid. Et tu te demandes si son image volée qui circulera à de multiples exemplaires de par le monde ne réintroduira pas cette âme pieuse dans le cycle infini des réincarnations auquel elle avait espéré échapper en finissant son voyage terrestre à Bénarès ? Saris, étoles, foulards, brocarts, soies sauvages, crêpes nuageux, mousselines aériennes, chatoient, ruissellent, s’amoncèlent autour de moi, ondoient en flots ininterrompus, caressent mes genoux et mes mains, s’enroulent autour de mes épaules. Me submergent… Mon rabatteur ne s’y était pas trompé non plus, qui m’avait racolé – quasiment dragué – sur Dashashvamedh Ghât et invité à venir prendre le thé chez lui. Prêt à sauter sur cette aubaine, je lui avais emboîté le pas à travers un dédale de ruelles et m’étais retrouvé dans une grande salle vide et blanche dont le sol était recouvert d’un tatami où j’avais pris place. Au bout d’un assez long moment, le jeune homme, escorté d’un vieux monsieur qui portait une boîte en bois sous le bras, était apparu avec un verre de thé. Le jeune homme m’a demandé de patienter et est ressorti mais le monsieur est allé s’accroupir dans un angle de la pièce. De la boîte déposée devant lui il a sorti des objets qu’il a disposés sur le rabattant. Puis le jeune homme est revenu et a entrepris d’ouvrir les placards qui garnissaient entièrement la pièce. C’est seulement en voyant leur contenu que j’ai commencé à comprendre que je m’étais fait piéger. Le marchand s’y entend à flatter mes faiblesses et ma vanité en me traitant comme un riche étranger aux pieds duquel l’Orient déploie ses fastueux trésors. Son commis apporte sans discontinuer de nouveaux métrages, déroule machinalement des mètres et des mètres de tissus que le marchand, à la volée, envoie cascader dans ma direction. Un rafraîchissement glacé prend la place de la cupotee et en attendant qu’elle refroidisse, le marchand me fait la conversation : il vient de Delhi et s’étonne que Bénarès attire tant les étrangers : C’est tellement sale, ici… Et vous venez d’où ? Ah Pariss ! Et il me montre des factures de grandes maisons de couture. Puis il insinue : Vous avez des amis, de la famille, des cadeaux à faire. Regardez ça. Qu’est-ce que vous en pensez ? Et il lance en l’air une écharpe de mousseline qui se déploie comme une vapeur et retombe mollement sur les genoux. Comment résister à tant de tentations ! Alors bon, je me lance à faire des choix et quand je me hasarde à demander un prix, le marchand répond doucereusement : Prenez votre temps. N’achetez que ce qui vous plait. Vous n’êtes pas obligé. Puis vient imperceptiblement le moment de mettre le point sur le « i » de roupees et pour la calculatrice du vieux caissier d’entrer en action. Je sais qu’il faudrait marchander vigoureusement, tenir bon, mais je me sens si bien dans le rôle du personnage princier qu’il me fait jouer que je n’ai ni la patience ni l’envie de le faire. Quitte à être grand seigneur, soyons-le à fond ! Je paie donc roupies sur l’ongle à la satisfaction évidente de tout le monde : Revenez demain. Je vous montrerai d’autres choses. Et cette fois je vous ferai un bon prix. Pas un prix pour touristes. Comme vous voyez, j’ai plein d’autre silik dans ma shof. Sur Panday Ghât – celui des dhobis, des blanchisseurs - se succèdent : le Rest House des Za-panis (Japonais), la Maison Mukerjee l’antiquaire bengali et le Sitar School de sa fille, le Yesu As-hram tenu par six Sœurs qui dispensent le matin des soins gratuits aux femmes et aux enfants du quartier, le Vishnu Guest House flanqué de son temple à colonnade, un étroit escalier bordé de petits autels délabrés, un gymnase de Kusti (lutte de style libre) avec son arène de sable et le manguier sous lequel le maître s’assoit pour surveiller ses élèves, une étable de bufflonnes, des maisons à trois étages dont les terrasses sont le repère de bandes de singes chapardeurs, le palais d’accueil des pèlerins de l’État du Mysore… Les dhobis de Panday Ghât, au pied de Vishnu Guest House, commencent leur travail dès les premières heures de l’aube car leurs énormes ballots de linge seront lavés, séchés, pliés avant midi. Dès quatre heures du matin, je suis tiré de mon meilleur sommeil par des séries régulières de sons mats que les dhobis produisent en claquant le linge en grands moulinets contre une pierre plate, avec quelque chose de la furieuse énergie qui pourrait être déployée à fracasser la tête d’un serpent venimeux qui se serait laissé attraper par la queue. Ce bruit caractéristique, je l’ai entendu de nouveau dans l’après-midi et il m’a tiré de ma sieste suante. Il était produit cette fois par le choc d’une balle contre une batte de bois lors d’une de ces parties de cricket qui se jouent, contre toutes les règles de l’art, sur les ghâts les plus spacieux, vers 16 heures, quand l’ombre enfin les envahit. Ces matches opposent des équipes de quartier et supporters et connaisseurs y assistent nombreux. Ils s’exclament, rugissent en vrais passionnés et parfois applaudissent très gentlemanlike. L’autre jour, ayant suivi les bufflonnes grasses et luisantes qui remontaient lentement des ghâts après leur bain quotidien jusqu’à leurs étables en plein air sur la rue, j’ai trouvé une meilleure comparaison pour décrire le bruit d’impact du linge sur la pierre multiplié par 50 dhobis : c’est très semblable à un troupeau de ces ruminants bousant – ploc, ploc à qui mieux mieux. L’Inde est un pays où je n’arrive pas à imaginer qu’il puisse faire froid. Mais brutalement, à la mi-décembre, un vent, un brouillard humide sont venus tout napper de frissons et la température est tombée à 18°. Je vois sortir des pulls de laine épaisse grossièrement tricotée, des châles, des blousons démodés, des bonnets enfoncés jusqu’aux oreilles, et bon gré mal gré je me décide à aller m’acheter un gilet Nehru, un châle et des caleçons longs en Damart local. Lorsque abandonnant les ghâts déserts et venteux, je me promène dans les ruelles à la tombée de la nuit, les murs suintants et décrépis, les portes entrouvertes sur une pièce nue où des enfants se serrent autour d’un brasero, ces hommes emmitouflés serrés les uns contre les autres dans un café qui regardent la rue sans rien dire, ces secteurs sans éclairage où le pied dérape sur des excréments d’animaux, ces marchés de rue où vendeurs et légumes reposent sur des plastiques à même la boue… Tout cela me donne une impression de déjà-vu ailleurs. Où ça ? Mais oui ! À Fez. Fez et Varanasi : villes pieuses et même bigotes où le mysticisme fait bon ménage avec le mercantilisme ; villes d’artisanats spécialisés- ici dans le tissage et la broderie des saris de soie, là dans le travail des laines et des cuirs ; villes de musiques savantes, de livres et d’érudits ; villes touristiques où tout étranger trouvera ce qu’il cherche ; villes où le parfum des fleurs – ici le jasmin et l’œillet, là-bas la rose et l’oranger – se mêle aux fumées des sibsis et des chelums ; villes conservatrices où la richesse se cache derrière des murs sans fenêtres tandis que toute une population d’artisans travaille accroupie dans des échoppes et des ateliers sans soleil ; villes de visages pâles mais d’esprits vifs. Parti ce matin en rickshaw de Assi Ghât pour Raj Ghât et Deverin Bridge à l’autre extrémité de la ville. De la hauteur vertigineuse du pont qui permet aux trains et aux véhicules de traverser le Gange, le fleuve donne l’illusion d’être aussi paisible et paresseux que la Loire mais des repères indiquent qu’en 1948 et 78, les eaux sont montées de plus de 15 mètres ! Les ghâts sont une promenade philosophique. |
Pour répondre à cet articlePour consulter le forum lié à cet article |
|
Cette page a déjà été visitée 909 fois.
AUTRES ARTICLES DE CETTE RUBRIQUE Pour découvrir la suite... Il y a des lieux qui t’appellent à eux... Bénarès Varanasi Kashi |
D'autres articles du site à consulter sur les thèmes traités ici : |
Accueil - Alphabétiquement vôtre - Sur les Routes - Horizons Traditionnels - Champs du monde - Plan du site Copyright © 2002/2024 - Les Baladins de la Tradition |