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1 - Jehan perdu... Jehan trouvé ! (suite)
mercredi 19 avril 2006

par Marguerite Berline Hélouin


Pour revenir au début de ce conte...

Murmurant de vagues paroles apaisantes, il cueille le marmot et le juche sur ses épaules. Le mioche a sans doute l’habitude de ce mode de transport, car il se tient bien en équilibre, s’agrippant à l’épaisse chevelure de sa monture improvisée, tandis que Maître Ivo se relève en récupérant ses paniers. Le petit ne pleure plus, croyant sans doute qu’on le ramène à sa mère.

Soufflant un peu, sous la charge accrue, le savant reprend le chemin puis monte le raidillon qui conduit à Ker Gwenn, en haut de la colline.

Ainsi perché, au-dessus des feuillages des grands arbres de la forêt, Ker Gwenn est invisible depuis le sentier du bas, au moins du printemps à l’automne, mais de toutes façons, seuls ceux qui en ont besoin se risquent à traverser la forêt pour venir toquer à la porte de la vieille bâtisse... Il court d’étranges histoires sur cette forêt... Vraies ou fausses, Maître Ivo ne fait rien pour les confirmer ou les démentir, ces légendes lui valent une paix royale.

La construction est basse et coiffée d’ardoises grossières, elle se protège des plus fortes tempêtes derrière ses lourds volets de bois et sa robuste porte cloutée. Ce n’est pas une "ti-zoul", loin de là, mais ce n’est pas non plus un château, malgré la curieuse tour ronde qui est accolée à ses murs de granit. Tout sans fenêtre, qui n’a pas d’entrée extérieure et dont seul Maître Ivo connaît le secret.

La pente est raide, certes, mais l’astrologue, qui sans être un colosse est un homme vigoureux, la monte habituellement d’un pas alerte. Or, aujourd’hui, il se prend à ahaner sous l’effort, et il s’en étonne. Vieillit-il à ce point ? Son petit cavalier semble devenir plus lourd d’instant en instant.

Le savant se croit l’objet d’une hallucination, lorsqu’il avise deux pieds, petits certes, mais qui ne sont pas ceux d’un bébé, qui s’agite à la hauteur de sa taille,... pourtant, lorsqu’il l’a chargé, les pieds du marmot, il en est sûr, ne dépassait guère ses épaules...Et puis, les petits mollets musclés, gainés de vert, qu’il voit s’agiter au-dessus des pieds insolites ne sont pas non plus ceux d’un enfantelet.

Maître Ivo veut poser ses paniers pour vérifier la chose. Il ne le peut pas ! Une force mystérieuse s’y oppose.

L’inquiétude le gagne, rêve-t-il éveillé ? Que signifie ce cauchemar ? Ces hallucinations ? La drogue miracle dont il use pour se tenir éveillé durant ses nuits d’étude et d’expériences en est-elle la cause ?

Enfin, il atteint le portail de l’enclos, heureusement ouvert. "Du [1]", un énorme chien, se précipite à la rencontre de son maître, manifestant sa joie par des jappements et des bonds désordonnés. Brusquement, il flaire la présence insolite, son poil se hérisse, il se recule en grondant, oreilles couchées.

Sans doute effrayé, le cavalier, là-haut, se contorsionne, il risque fort de faire perdre l’équilibre à sa monture. Fort heureusement, ils arrivent au but, juste à temps, la lourde porte s’ouvre en grinçant, sur Marharid attirée par le tapage.

Criant au chien de se taire, la robuste servante se saisit des paniers.

Maître Ivo a, alors le loisir de se baisser pour se débarrasser de son fardeau, mais celui-ci saute seul à terre en disant : "Demad, Tad-Koz ! [2]"

De saisissement, le savant manque de tomber à la renverse ! La créature qui se tient debout devant lui, sur les gros pavés de la salle, ce n’est pas le "poupig [3]" frêle et larmoyant qu’il a ramassé sur le chemin, mais un petit homme, grand comme un enfant de sept ou huit ans, trapu, assez laid de visage, vêtu d’une tunique rouge à capuchon, d’un haut de chausse vert, et coiffé d’un bonnet de même couleur.

 Glaharnz, Tad-Koz [4], mais c’était le seul moyen d’entrer ici, vous êtes tellement méfiants, vous les hommes !
 Ma Doué [5] ! s’exclame la servante, un Korrig [6] !!! Intron Varia [7] qu’allons-nous devenir ???
 Tu le verras bien, Gwrah [8], répond le gnome insolemment, je n’ai jamais mangé personne !

L’astrologue se frotte vigoureusement les yeux, se pince fortement le bras, assène sur la table un coup de poing capable d’assommer un bœuf, réclame un verre de Gwin-ardant [9] qu’il vide d’un trait. Rien n’y fait, le Korrig est toujours là, se dandinant sur ses courtes jambes.

L’astrologue balbutie à l’adresse de Marharid et de Youen, son époux, qui vient d’entrer :
 J’ai ramassé un poupig abandonné dans la forêt, et...

Il s’arrête net devant le clin d’œil qu’échangent ses serviteurs. Confondre un poupig et un Korrig ! Comme si c’était possible ! Le Maître doit être très fatigué... Peut-être perd-il l’esprit ?

Renonçant à raconter l’affaire, Maître Ivo veut tirer cela au clair, et, poussant devant lui le gnome, il se dirige vers son laboratoire, dont il referme la porte sur eux.

C’est une vaste pièce, dans le fond : un grand athanor. Les yeux du Korrig font rapidement le tour des lieux. Au centre, une table formée d’une dalle de granit, supporte un fouillis :des cornues, des mortiers avec leurs pilons, des alambics des têts, des tubes de verre, le tout voisine avec des bocaux d’ingrédients mystérieux sur des étagères, d’autres bocaux luisent doucement. Des appareils étranges et des balances de cuivre sont rangés, à l’abri de la poussière, dans des vitrines. Une porte s’ouvre sur un petit oratoire.

Il y a plusieurs armoires, la porte de l’une d’elles est entrebaillée, laissant voir de grosses reliures de cuir.

Un air satisfait se répand sur le visage du lutin, tandis que Maître Ivo réfléchit. Cette créature, capable de changer d’aspect à son gré, ne peut être qu’un Korrig, or, précisément, l’astrologue n’a jamais cru à l’existence des petits hommes, les rangeant avec les croquemitaines et les loups-garous des histoires de bonnes femmes. Il se décide enfin à le questionner :
 Qui es-tu ? D’où viens-tu ? Et qu’attends-tu de moi, petit homme ?
 Ta servante te l’a dit... Je suis un Korrig... Ou sensé l’être. Je viens de très loin, et j’attends de toi l’hospitalité.
 Et pourquoi as-tu quitté les tiens ? Pourquoi choisir de vivre ici dans ce coin perdu et avec des hommes ?
 Ta renommée est grande, Maître Ivo, on te dit très savant, je veux être ton élève.
 Ah, parce que je suis sensé vouloir te garder ? Que ferais-je de toi ? Que feras-tu ici ? Tes méchants tours ?
 Tu es injuste, Tad-Koz ? Tu ne sais rien de moi. Si tu me gardes, j’aiderais tes serviteurs, vois...

En disant ce mot, il saisit une sailh [10] pleine d’eau et qui lui arrive à la taille, et la soulève à bout de bras sans effort, sans en renverser une goutte.

 Je vois, tu es fort, très fort... Et si je ne te garde pas ?

Une lueur passe dans les yeux du Korrig. Il lève la main droite à hauteur de ses yeux, faisant miroiter l’anneau qu’il porte au médius, en prononçant quelques mots incompréhensibles. Un léger brouillard l’enveloppe... et brusquement, Maître Ivo, interloqué, se croit devant un miroir ! Son double parfait se tient devant lui, copie conforme s’il en est ! Même stature, même chevelure grise et bouclée, même barbiche, robe brune semblable des pieds à la tête et jusqu’à la façon de nouer la ceinture, tout est identique !

Le savant est atterré... S’il refuse, le Korrig pourra aisément le supprimer et prendre sa place... mais, heureusement, il y a la voix... le Korrig doit lire les pensées, car aussitôt, il parle, enlevant tout espoir à l’astrologue.

 Pas mal, n’est-ce pas ? Tu vois, Tad-Koz... même ta voix !

Maître Ivo se défend de céder à la panique. Par un effort de volonté, il parvient à articuler calmement :
 Pas mal, pour un débutant... Tu as de l’étoffe ! Tu pourrais être un bon élève, je te garde (Ouf ! Le lutin ne lit pas les pensées, car autrement, il se rendrait compte que le savant ne l’accepte pas de gaîté de cœur, tout à l’heure, ce n’était donc qu’une coïncidence.) Mais, que dirais-je à mes visiteurs dont certains me connaissent depuis longtemps pour expliquer ta présence ici ?
 Eh bien, tu seras Tad-Koz pour de bon... Tu diras que je suis ton petit-fils que son père t’a envoyé du lointain pays où il réside, pour que tu l’instruises.

En prononçant ces mots, le Korrig lève la main derechef à hauteur de ses yeux, l’anneau miroite, le brouillard s’élève... et un vigoureux garçonnet succède au gnome. Il a un visage agréable et rieur, des boucles blondes qui s’échappent d’une toque verte. La tunique du Korrig s’est muée en un juste au corps rouge.

 Petite peste, admire Maître Ivo, tu as réponse à tout ! Mais tu te rends compte que je ne peux te garder sans l’accord de mes serviteurs et s’ils promettent le secret.
 Veux-tu que je les rende muets ?
 Je te le défends bien, petit démon, tiens, concluons un accord : je t’instruits dans la science des hommes, tu aides mes serviteurs et tu me révèles tous les secrets des Korrigs.
 Marché conclu, Tad-Koz !

Comme ils sortent tous deux du laboratoire, Marharid entre dans la grande salle par le côté opposé, venant de la cuisine, et portant une soupière fumante qui embaume la soupe aux choux.

Peu s’en faut qu’elle ne la laisse choir en voyant le jeune garçon qui accompagne son Maître, alors qu’elle est sûre qu’un Korrig est entré avec lui dans le laboratoire.

 D’où vient celui-là ? suffoque-t-elle.
 Tu ne me reconnais pas, Gwrah ?
 Ma Doué, est-ce possible, s’étrangle la servante, prise d’une peur panique à la pensée que son Maître respecté est peut-être sorcier ?

Le petit éclate de rire, un rire frais et jeune qui cascade comme une source.

 Est-ce que je te plais mieux comme cela ??

Puis, histoire de détendre l’atmosphère, il fait briller l’anneau au moment où Marharid s’apprête à poser la soupière sur la table. Celle-ci disparaît avec la soupière et les bancs. Marharid hurle d’effroi, ce qui fait accourir Youen, et, la soupière ne doit qu’à l’agilité du lutin de ne pas tomber à terre.

Maître Ivo, oubliant toute prudence, se fâche tout rouge.

 Comment veux-tu que je garde ici un danger permanent ? Retourne chez les tiens, ou va au diable, peu me chaut, mais débarrasse-nous de ton infernale présence !

Penaud, le petit baisse la tête :
 Ce n’était pas méchant, juste pour vous faire rire...
 Il s’en est fallu de peu que Marharid renverse la soupière et se brûle gravement.
 Mais, j’y veillais, tu l’as vu ??

Et le petit plaide sa cause, il est si mignon ce gamin, que Marharid en oublie qu’il est en réalité un Korrig et elle demande à Maître Ivo un peu d’indulgence. La crainte est, dit-on, le commencement de la sagesse, le brusque souvenir de la scène du laboratoire est comme une douche froide sur la colère de l’astrologue.

 Bon, mais qu’il ne recommence plus !

La table et les bancs réapparaissent, et la servante peut enfin poser la soupière.

Maître Ivo a l’habitude de prendre ses repas avec ses serviteurs, cela le change des longues heures de solitude et lui donne l’illusion d’une famille. Pourtant, ni Marharid, ni Youen ne sont très bavards, la présence de leur Maître, si savant, leur en impose, à eux, simples paysans. Mais c’est à l’heure des repas que sont évoqués les problèmes touchant la maison.

Aujourd’hui, silence complet ! La "trouvaille" du jour les plonge tous les trois dans un abîme de perplexité. Les trois humains n’échangent pas dix paroles ! Ils jettent au petit homme des regards furtifs dont l’autre ne semble guère se soucier.

Sous son aspect de garçonnet, le Korrig est vraiment sympathique, entrant dans la peau du personnage, ce dont il s’amuse fort, il se comporte comme tout gamin de huit ou neuf ans dégourdi pour son âge.

Tandis qu’il mange de bon appétit, les trois autres se demandent : "Que faut-il faire de lui ? Peut-on s’en débarrasser sans attirer sa vengeance ?" Marharid pense qu’une bonne douche d’eau bénite le neutraliserait peut-être, Youen pense tout simplement à lui tordre le cou, mais les Korrigs meurent-ils ? Quant à Maître Ivo, la tentation d’apprendre les secrets des Korrigs, l’incite à le garder.

Le repas fini, Maître Ivo enjoint au petit homme de les laisser seuls.
 Nous avons à parler, petit, va dehors, je veux que mes serviteurs décident hors de ta présence.

Après s’être assuré que le Korrig s’est suffisamment éloigné, l’astrologue ferme la porte. En peu de mots, il met Marharid et Youen au courant de la scène du laboratoire.

 En fait, conclut-il, nous ne saurons que nous sommes réellement nous trois que quand il sera là ! devant nos yeux. Le mieux est donc de le garder et de le surveiller. Inutile de vous dire que vous ne devez parler de cela à personne, il faut craindre sa vengeance plus que jouir de le voir partir.

Finalement, maître et serviteurs tombent d’accord, mieux vaut faire contre mauvaise fortune bon coeur et garder le gnome plutôt que d’encourir sa vengeance.

C’est ainsi que le très grave, très honoré, très fameux, Ivo Cardec : " Subtil calculateur, grand astrologue, expert en horoscopes, et, médecin, se trouve tout soudain promu grand-père... Pour le meilleur... et pour le pire... du farfadet qui vient de faire irruption dans sa vie.

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Marguerite Berline Hélouin

 

Les dessins ont été retrouvés dans les papiers de l’auteur avec le texte du conte. Les photos ont été prises par "Les Baladins de la Tradition".


[1Du : Noir

[2Demad, Tad-Koz : Bonjour, Grand-Père !

[3Poupig : marmot

[4Glaharnz, Tad-Koz : Désolé, Grand-Père

[5Ma Doué : Mon Dieu

[6Korrig : Nain, lutin

[7Intron Varia : Sainte Vierge

[8Gwrah : Vieille femme

[9Gwin-ardant : eau de vie

[10Sailh : grand seau

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