Haïti : un vieux débat
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Pour revenir à la page précédente : "Haïti : au confluent de deux cultures"}} Au lendemain de notre indépendance, quand vint le moment de mettre en place les structures du jeune Etat souverain on n’eut d’autres références que les modèles offerts par 1‘ancienne Métropole. Une langue commune à la France et à une certaine élite nous attirait tout particulièrement dans cette voie. Haïti aura été à la France ce que fut Rome à la Grèce. « La Grèce vaincue vainquit son vainqueur sauvage. » C’est là un phénomène bien connu d’acculturation ou "absorption culturelle". Tout au long du 19e siècle, les responsables politiques se mirent à la remorque des grands courants de la pensée française. En cela, ils nous reconnaissaient une âme française. Un Dantès Bellegarde [1] aura résumé ce point de vue de façon saisissante. Haïti ne peut être qu’une province intellectuelle de la France. La xénophilie aura marqué notre société de son empreinte profonde. En ce temps-là, chacun se faisait un point d’honneur de voir Paris et mourir. Les élites nationales « éprouvaient une honte ostensible à parler créole ». Un observateur notait justement : « Notre langue est française, françaises sont nos mœurs, nos coutumes, nos idées, et qu’on le veuille ou non ! Française est notre âme ». Dans cette perspective, la prééminence de la culture française entraîne la négation de notre civilisation traditionnelle, laquelle doit demeurer étrangère à la finalité de l’œuvre éducative nationale. Cette tendance de la pensée haïtienne se heurta, vers les années 1890, peut être même avant, à une opposition caractérisée qui ramenait nos compatriotes au cœur de notre faune sociale et politique. Cette nouvelle attitude trouvera un terrain propice à son épanouissement ; à l’occupation d’Haïti par les Américains. Un tel fait politique suscite une flambée de nationalisme. Il n’a d’autre sens qu’une intrusion culturelle inadmissible, une menace sans précédent à notre intégrité culturelle. L’on s’écarte résolument de la position des français d’Haïti. Haïti est présentée comme la première République noire du monde, la championne du panaméricanisme, toujours à l’avant-garde des libertés et des droits fondamentaux de l’homme dans les Amériques et dans le monde. Mieux que « le phare avancé de la latinité dans les Amériques », Haïti symbolise une culture originale par les traditions populaires qu’elle perpétue au cœur d’une Amérique hispano anglophone. C’est donc le refus d’une certaine tradition de xénophilie qui a caractérisé nos élites sociales et dont les vestiges demeurent encore bien vivaces. De là, un repli sur soi, une quête d’identité qui favorise la redécouverte des divinités multiples qui avaient tissé le berceau de l’indépendance. Ce souci de la défense culturelle trouve son expression dans le maître livre de Jean Price Mars [2] paru en 1926, sous le titre significatif : « Ainsi parla l’oncle ». Pour cette génération de l’humiliation, la nécessité s’imposait de se tourner, sans fausse honte, vers l’authenticité des mœurs haïtiennes, la spécificité des traditions populaires haïtiennes, bref, vers le culte de tout ce qui est indigène, de tout ce qui est notre. N’était-ce pas une forme de guérilla culturelle organisée aussi à partir des houmforts ou temples du vaudou, pour qu’enfin la nation haïtienne, dans ses différentes composantes, retrouve la pensée des ancêtres de l’Alma Mater et rejoigne le berceau de ses traditions populaires ? Sévère est la préface de cet ouvrage, écrite le 15 décembre 1928, après 14 années d’occupation. « Par un paradoxe déconcertant, note, en effet, l’auteur, ce peuple qui a eu, sinon la plus belle, du moins, la plus attachante, la plus émouvante histoire du monde - celle de la transplantation d’une race humaine sur un sol étranger dans les pires conditions biologiques - ce peuple éprouve une gêne à peine dissimulée, voire quelque honte, à entendre parler de son passé lointain. C’est que, poursuit-il, ceux qui ont été pendant quatre siècles les artisans de la servitude noire parce qu’ils avaient à leur service la force et la science, ont magnifié l’aventure en contant que les nègres étaient un rebut d’humanité sans histoire, sans morale, sans religion, auxquels il fallait infuser n’importe comment de nouvelles valeurs morales, une nouvelle investiture humaine ». En réalité, Price-Mars suggère ici, dans cette préface, que, loin de prendre en compte les caractéristiques fondamentales de la mentalité haïtienne, de la conscience haïtienne, de la manière d’être haïtienne, les responsabilités des destinées de la nouvelle Nation fraîchement admise à l’indépendance politique, avaient opté d’emblée pour une culture d’emprunt, pour la « défroque de la civilisation occidentale ». Dès lors, la finalité de l’éducation collective et nationale sera repensée. Elle consistera essentiellement dans la redécouverte de l’homme haïtien. Pour cette nouvelle génération, il s’agira, avant tout, dans ce domaine, de « recueillir les faits de notre vie sociale, de fixer les gestes, les attitudes de notre peuple, de scruter leurs origines et de les situer dans la vie générale de l’homme sur la planète ». Il conviendra donc, à cet égard, d’utiliser les traditions populaires comme un outil de cette redécouverte, de vulgariser les anciennes coutumes et habitudes sociales, ainsi que l’ensemble des connaissances transmises par le moyen de notre folklore. On ne saurait dire que le bilan de l’action éducative déployée depuis est satisfaisant. A voir où nous sommes encore, on est enclin à penser que la problématique de l’éducation et des traditions populaires doit encore solliciter la vigilance de tous ceux-là qui, en raison des connaissances particulières dont ils sont les dépositaires, se trouvent investis de la redoutable mission de travailler à l’avancement de la communauté au sein de laquelle il leur a été donné le privilège d’évoluer et, par là, au progrès de l’humanité toute entière. Après plus de soixante années d’efforts dans le domaine de l’éducation populaire en Haïti, le moment semble venu d’une halte critique pour dégager les causes de nos échecs. L’actualité du problème nous situe en face d’une urgence nationale [3]. La rapidité des mutations de tous ordres qui s’opèrent dans le monde d’aujourd’hui laisse présager que l’homme, sous peine d’être dépassé et de sombrer dans le découragement, ne pourra échapper aux contraintes innombrables qui surgiront dans le Nouvel Age. Pour lire la suite : "Haïti : une société profondément attachée à ses traditions populaires" |
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La photo de Price-Mars vient du site : http://www.lehman.cuny.edu/ Celle de Dantès Bellegarde provient du site : http://matutacoes.org/ [1] Dantès Louis Bellegarde (Port-au-Prince, 18 mai 1877 - Port-au-Prince, 16 juin 1966), est un enseignant, écrivain, essayiste, historien et diplomate haïtien. (portrait en tête de cet article) [2] Jean Price Mars ou Jean Price-Mars est un médecin, ethnographe, diplomate, homme d’État, pédagogue, philosophe, essayiste et écrivain haïtien, né le 15 octobre 1876 à la Grande-Rivière-du-Nord, décédé le 1er mars 1969 à Pétionville. [3] Rappelons que ce texte a été écrit en 2009, c’est-à-dire avant le grand séisme de 2010. (Note des Baladins de la Tradition) |
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