"Un jour, au milieu d’un hiver dont les rigueurs extraordinaires avaient fait périr beaucoup de personnes, Martin, n’ayant que ses armes et son manteau de soldat, rencontra à la porte d’Amiens un pauvre presque nu. L’homme de Dieu, voyant ce malheureux implorer vainement la charité des passants qui s’éloignaient sans pitié, comprit que c’était à lui que Dieu l’avait réservé. Mais que faire ? il ne possédait que le manteau dont il était revêtu, car il avait donné tout le reste ; il tire son épée, le coupe en deux, en donne la moitié au pauvre et se revêt du reste. Quelques spectateurs se mirent à rire en voyant ce vêtement informe et mutilé ; d’autres, plus sensés, gémirent profondément de n’avoir rien fait de semblable, lorsqu’ils auraient pu faire davantage, et revêtir ce pauvre sans se dépouiller eux-mêmes." (Sulpice Sévère) [1]
La scène est célèbre. Qui ne la connaît ! Nous sommes en 354, Martin est soldat, il voit un pauvre qui a froid. A l’aide de son épée, il coupe son manteau en deux et lui en donne la moitié. Martin a dix-huit ans, c’est un garçon généreux. Son geste a été sculpté, peint, enluminé, représenté sur des vitraux... Chacun a tellement vu ces images que plus personne n’y prête attention !
Les plus érudits expliquent que s’il n’a donné que la moitié de son manteau, c’est parce que chaque légionnaire n’était propriétaire que de la moitié de son équipement et que le reste appartenait à l’armée. Il ne pouvait donc pas tout donner. D’autres savent que ce manteau de cavalier romain s’appelle une chlamyde [2] et que peut-être Martin en aurait donné la doublure, c’est-à-dire la partie chaude, gardant l’autre pour lui.
La scène s’appelle "La Charité de Saint Martin". Et au fil du temps, cet épisode est devenu et est resté jusqu’à nos jours, le symbole du Partage.
L’un possède davantage qu’un autre qui manque. Il partage son avoir avec lui. Le geste est noble et beau ! Voilà ! Tout est dit !
Mais, regardons d’un peu plus près cette scène si "connue"...
L’objet central est le manteau. C’est un symbole de protection. Ici, il va couvrir - protéger - celui qui a froid. Le manteau est l’emblème des rois, des prophètes et des sages. Souvenons-nous d’Elie qui, pour adombrer, Elisée, son successeur, lui légat son manteau [3]
Le deuxième élément, plus discret et pourtant si présent est l’épée. L’épée qui tranche. L’épée du roi. Celle de Salomon qui se lève sur l’enfant réclamé par deux femmes. Celle du roi-chevalier : Excalibur ! Fichée dans le roc et levée vers le ciel par l’enfant, Arthur. Martin a sorti l’épée avec justice et va la rengainer avec simplicité.
Et puis, il y a le cheval. Dans les toutes premières représentations de la scène, Martin est à pied, comme le mendiant. Puis rapidement, on ne le représente plus qu’à cheval. Il est en effet cavalier dans l’armée romaine. Il chevauche en cette froide journée d’hiver du Nord de la Gaule. Et il arrête sa monture près de cet homme.
Il y a aussi les murailles de la ville de Samarobriva [4] et la porte au niveau de laquelle se passe la scène.
Bien sûr, il y a le jeune Martin qui a été frappé dans sa prime jeunesse par les enseignements de ses amis chrétiens et même s’il n’est pas chrétien lui-même, à cette époque de sa vie, il se plaît à regarder chacun de ceux qu’il croise avec cette compréhension nouvelle.
Pour finir, le "pauvre" est là. C’est lui qu’on regarde le moins dans ce tableau familier. Il est presque "accessoire" finalement. Juste présent pour révéler (au sens photographique du terme) la générosité de Martin. Le "mendiant" de la porte d’Amiens est relégué au rang d’objet par notre regard rapide.
Et si ce "pauvre" était la partie de notre être que nous traitons si... "pauvrement" ?
Si le jeune légionnaire était notre moi "actif", chevauchant la vie en homme pressé ? Et si celui qui, au bord de la route, mendie un peu de son attention, était notre moi profond ?
Et si ces deux-là, symboliquement, n'en étaient qu'un ? Nous.
Alors, assurément, il nous faudrait repartir en voyage pour lire à nouveau toutes ces images !
Le "pauvre", le "frigorifié", c’est ce "moi intérieur" qui est bien là dans toutes les scènes de notre vie.
Celui que nous n’avons "pas le temps" de regarder, de prendre en considération. Celui-là même que nous oublions si souvent. L’ignoré...
Nous trouvons que la "vraie vie" avec ses "vrais" problèmes est tellement plus importante !
Le "mendiant" de Martin est parfois effondré sous sa charge qui, très souvent se matérialise par un fagot de bois. Du bois ? Mais alors ? Pourquoi a-t-il froid ?
C’est l’étincelle humaine qui lui manque pour allumer le feu qui le réchaufferait.
L’attention de ce moi "actif" qui s’active sans cesse pour régler les choses extérieures et qui jamais ne s’arrête...
C’est cela qui lui manque.
Car il faut que le cavalier arrête sa monture et fasse acte volontaire pour tourner son regard vers cet autre qui est... lui-même.
Parfois, malgré le geste, il semble qu’une distance existe encore entre eux...
Et puis ailleurs, les deux sont si proches... Un instant enveloppés dans le manteau qui est encore un.
Il arrive que le "pauvre" soit boiteux, blessé à la jambe, doté de béquille. Il reflète alors les soins qu’il n’a pas reçu auparavant de la part du moi "actif".
Ainsi, le légionnaire et le mendiant symboliseraient les deux parties de l’être, représenteraient deux aspects de la même personne ?
Lorsque l’on regarde certaines "charités", comment penser que cette idée n’a pas traversé l’esprit de l’artiste !
Ici, voilà, que les deux hommes ont presque le même visage... Les couleurs qu’ils portent sont complémentaires...
...et là, il n’y a plus de couleur et l’un et l’autre se sont "fondus" ensemble, ne dirait-on pas qu’ils ont retrouvé l’intimité perdue ?
Le manteau protège du froid, nous l’avons vu, mais sur un autre plan, il protège aussi celui qui le porte du regard de l’autre. Il permet d’être soi-même. Les deux parties du moi enveloppées ensemble dans le manteau sont ainsi secrètement une. Pour l’homme pressé, le manteau de Martin symbolise le Temps qu’il se doit de partager en toute conscience entre ses affaires si prenantes et la reconnaissance de sa vie intérieure...
Le manteau permet le recueillement dans le silence de l’Etre. Le manteau partagé, c’est le Un qui devient "Un et Un", créant le Deux qui dès ce moment se met en quête de l’Unité. Dans la bonne ville d’Amiens, l’on racontât longtemps que le partage du manteau avait eu lieu à la porte des Jumeaux... [5]
Mais comment fait-on pour "prendre soin" de son moi intérieur ?
Pour "prendre soin" de son moi intérieur, il faut d’abord prendre le temps de s’arrêter, comme le fait Martin. Faire taire l’agitation, l’activisme à tout prix, le bruit, les machines de toutes sortes qui nous entraînent "ailleurs"... Il faut cesser de courir après l’Avoir - aussi noble soit-il - et accorder du temps à l’Etre... Prendre le temps de faire une pause en sa propre compagnie...
Ainsi petit à petit, apprendre à ne plus être celui qui ne se voit pas mendiant à lui-même un peu d’amour, puis devenir celui qui s’arrête mais... un peu vite, trop rarement... Jusqu’à découvrir le face à face avec soi-même, avec notre partie "pauvre", "décharnée", celle que nous oubliions de "nourrir"... Celle qui nous attendait, depuis longtemps, sur le seuil d’un univers ignoré... Dès lors, les Jumeaux, revêtus du même manteau, peuvent passer le seuil et pénétrer ensemble dans le lieu de la Contemplation...
C’est alors que l’épée, celle qui a partagé avec justice, devient l’arme d’un très secret adoubement, celui de la re-connaissance de l’être...
A ce moment-là, ce n’est plus Martin qui tient l’épée, mais un bras jailli d’en haut. Les regards se sont croisés tout à l’heure. Ils expriment maintenant l’impersonnalité qui prévaut à l’action véritable. Martin, l’homme réunifié, est devenu l’artisan de Dieu !
"Le "pauvre", le "frigorifié", c’est ce "moi intérieur" qui est bien là dans toutes les scènes de notre vie.
Celui que nous n’avons "pas le temps" de regarder, de prendre en considération. Celui-là même que nous oublions si souvent. L’ignoré...
Nous trouvons que la "vraie vie" avec ses "vrais" problèmes est tellement plus importante !" Je vais demander à notre petite étudiante en philosophie à Tours que nous désignons sous le nom d’Hanouille la fripouille, d’aller se recueillir devant ce tableau de la cathédrale. Souvent elle m’a entendu mettre en pièce le mot frigorifié en le prononçant : griforifié soit griffe et horrifié, tellement notre sang Ibérique se fige dans les froids hivers des terres du nord de la gaule. Notre moi intérieur en serait donc là ? Quelle horreur, arrêtons nous un peu de grâce ! Merci Dazur au beau blason !
je recherche un vitrail de st martin par l’atelier tiercelin à paris en 1876 ?
Ce vitrail represente dieux , deux anges et st martin à cheval avec le mendiant à coté
merci d’avance si vous avez une photo de ce vitrail situé dans une eglise du 77
Bonjour,
la statue de saint Martin que vous publiez sous le titre " cathédrale d’Auxerre" ne s’y trouve pas, car elles est dans l’église abbatiale St-Germain de la ville et non à la cathédrale St-Étienne
Cordialement
Patrice Wahlen, " Les amis de la cathédrale d’Auxerre"
Cette présentation de Saint Martin est séduisante et évoque une recherche de soi... Merci Dazur pour le commentaire ci-dessous...
Pour "prendre soin" de son moi intérieur, il faut d’abord prendre le temps de s’arrêter, comme le fait Martin. Faire taire l’agitation, l’activisme à tout prix, le bruit, les machines de toutes sortes qui nous entraînent "ailleurs"... Il faut cesser de courir après l’Avoir - aussi noble soit-il - et accorder du temps à l’Etre... Prendre le temps de faire une pause en sa propre compagnie...
Très intéressant cheminement sur la représentation progressive du mendiant vers un visage très christique que nous indique très justement Azalaïs et où le service prend sa valeur désintéressée et met en exergue le proverbe : "Charité bien ordonnée commence par soi-même".
Avez vous remarqué ? Sur le vitrail de Saint-Martin d’Etampes, le mendiant a la posture et le visage du Christ lors de son baptême dans le Jourdain, selon les représentations traditionnelles.