Dans son livre "Cosmic Consciousness", Richard M. Bucke étudie des cas de personnages célèbres présentant dans leur oeuvre, aussi bien que dans ce que nous connaissons de leur vie, les caractéristiques d’une personnalité illuminée par l’expérience de la conscience cosmique.
Balzac faisant l’objet de son étude, l’auteur suppose que l’écrivain a pu vivre l’expérience de la conscience cosmique entre trente deux et trente trois ans.
"Louis Lambert" et ensuite "Séraphîta" écrits dans cette période porteraient la marque de son illumination.
Outre que ses conclusions rejoignent la présente étude, nous ne saurons que souscrire aux remarques de l’auteur de "Cosmic Consciousness" indiquant que la précision avec laquelle Balzac décrit les états de conscience du "Spécialisme" [1], selon sa terminologie, incite à penser qu’ils lui étaient familiers.
Cette qualité de voyant s’est-elle spontanément révélée à Balzac ou est-elle le fruit d’un apprentissage méthodique d’une Initiation Martiniste ?

- Balzac
Il est probable que Balzac a beaucoup appris par lui-même et que l’enfant Honoré, comme il en témoigne dans Louis Lambert avait d’étonnantes dispositions.
Il n’en demeure pas moins que l’initiation de Balzac par H. de Latouche et sa fréquentation de cénacles martinistes sont plus que probables.
Sommes-nous dès lors en droit de penser que l’écrivain ait pu être missionné par les sphères occultes pour révéler certaines connaissances et faire passer un message ?
Il est possible de considérer qu’il ait pu de cette manière être un écrivain héraut du Temple.
Nous sommes en effet portés à croire que nombre de grands écrivains ont servi la cause de sociétés secrètes qui guident l’humanité.
Quoiqu’il en soit, la mission de Balzac est d’abord née en son coeur. Nous pouvons indéniablement reconnaître un vrai Martiniste, un authentique Initié chrétien en celui qui disait "nous ne sommes que par l’âme" et qui a su mettre dans "Le Médecin de Campagne" et "L’Envers de l’Histoire Contemporaine" l’évangile en action.
N’est-ce pas le sentiment d’une mission fondamentale qui pouvait seule faire accomplir à Balzac ce travail de forçat qu’est l’écriture de "La Comédie Humaine", tâche à laquelle il sacrifia sa vie.
Dans le cas de Balzac, on nous pardonnera ce jeu de mots facile, l’écrivain est certainement "héros" du Temple. Car c’est peut-être cette vertu héroïque qui est la plus frappante chez lui.
Quel courage en effet représente cette descente dans les misères et les petitesses les plus rares, grands vices et grandes vertus de "La Comédie Humaine".
Quel courage quand Louis Lambert, absorbé par son illumination jouit d’une pleine félicité qui le dérobe au monde des vivants.
Contrairement à Louis Lambert, contrairement à Séraphîta, Balzac ne s’évade pas dans les hauteurs béatifiques. Balzac est au coeur de la condition humaine comme le sera à sa suite Malraux, cet autre génie littéraire français qui a prophétisé "Le XXIème siècle sera spirituel ou ne sera pas".
Mais avec Balzac précisément, nous sommes au-delà de la dualité matérialisme, spiritualisme. Il y a chez l’écrivain autre chose qu’une "Recherche de l’Absolu", mais la volonté de trouver une troisième position qui soit le secret de la vraie vie. C’est pourquoi le prophétisme de Louis Lambert est édifiant qui proclame :
"Aussi peut-être un jour le sens de ET VERBUM CARO FACTUM EST sera-t-il le résumé d’un nouvel évangile qui dira ET LA CHAIR SE FERA LE VERBE, ELLE DEVIENDRA LA PAROLE DE DIEU".
La résurrection se fait par le vent du ciel qui balaie les mondes. L’ange porté par le vent ne dit pas : "Morts, levez-vous !". Il dit : "Que les mondes vivants se lèvent !".
Au plus profond le roman de Balzac est la tentative de la Grande Unité. Unité de l’Esprit et de la Matière, unité des polarités, l’homme et la femme.
Balthazar Claës a cru qu’il pourrait trouver l’unité de la matière, mais délaisse Pépita pour sa plus grande ruine. Seraphîta tente de faire de ce couple humain Wilfrid et Nina une réalité androgyne et divine, elle qui est androgyne mais si peu incarnée. Lambert ne peut supporter l’amour de Pauline et en meurt.
Balzac épouse enfin Eve, Evelyne Hanska, la mort vient le chercher trois mois plus tard, dans un épuisement physique total.
Et c’est là que la mission de l’écrivain prend tout son sens. Car le temple, outre qu’il est le symbole d’une confraternité sacrée, le temple est ce dont le Christ a
dit : "Détruisez-le et je le reconstruirai en trois jours". Le temple, c’est le corps ou la réalité matérielle au sein de laquelle le divin est descendu pour se manifester.
Balzac le physiologiste, Balzac l’alchimiste, le psychologue, l’humaniste, le sociologue, l’utopiste, reste à la recherche du mystère de cette vie, de cette matière, est préoccupé par l’accomplissement de son devenir. Il ne se satisfait pas des conquêtes de l’esprit, de l’art, de la politique ou de la science et non plus de la conquête de l’amour. Et c’est là qu’il nous rejoint ou plutôt que notre conscience moderne le retrouve.
Ce regard extrême de réalisme au point qu’il confine au fantastique tant le pouvoir évocateur de l’écrivain est puissant, ce regard qui embrasse le réel du visible à l’invisible, c’est celui de l’homme contemporain acculé à devenir démiurge ou à périr.
Mais pour "recréer" le monde, il faut surtout ne pas se prendre au sérieux, c’est la plus simple leçon que nous donne le jovial et généreux auteur de "La Comédie Humaine".
D’ailleurs, le Créateur lui-même était-il vraiment sérieux au commencement, à l’heure fatidique du Big Bang il y a environ 15 milliards d’années ?
On connait le mythe fondateur de la Franc-Maçonnerie :
Hiram, chargé par Salomon de diriger les travaux de construction du Temple de Jérusalem, avait trois mille ouvriers. Ils se répartissaient en apprentis, compagnons et maîtres.
Chaque classe d’ouvriers avaient un signe et un mot secret, que l’ouvrier devait donner au trésorier pour recevoir son salaire, de sorte qu’aucun ne pouvait avoir que la paie qui était attribuée à sa classe.
Trois compagnons formèrent le projet d’arracher à Hiram, de gré ou de force, le mot sacré des maîtres, pour s’introduire frauduleusement dans la Chambre du Milieu. Ils se cachèrent aux trois différentes portes du temple. Le compagnon posté au sortir de la Chambre du Milieu, sur le refus d’Hiram de révéler le secret, le frappa violemment de sa règle à l’épaule.
Hiram tenta de s’enfuir par la porte du midi. Mais il y était attendu par le second des conjurés, qui lui fit d’une manière encore plus pressante la demande du mot de maître. Hiram, refusant ce qui lui était demandé, se hâta pour atteindre la porte d’occident. Cependant, il ne fut pas assez prompt pour éviter un coup d’équerre qui l’atteint à la nuque.
Tout étourdi de ce coup, il se diriga vers la dernière issue du Temple, par où il espèrait s’échapper. Mais il fut arrêté par le troisième conjuré. La même demande lui fut faite, qui se heurta au même refus, et le troisième compagnon le frappa au front d’un grand coup de maillet qui le renversa, sans vie, sur le pavé...
Les assassins, à la faveur de la nuit, s’en furent enterrer le corps d’Hiram sur le mont Liban.
Neuf maîtres envoyés par Salomon retrouvèrent la tombe sous un accacia et la fouillèrent.
Devant le corps en décomposition, ils ne purent que s’exclamer : "Tout se désunit", "La chair quitte les os"...
Le mythodrame raconte comment le Maître sera finalement réscucité et relevé. Mais le "mot des maîtres" sera perdu à jamais. Désormais, des mots substitués seront employés à la place de la Parole perdue.
Allégorie plus explicite de la condition déchue de l’humanité et du chemin à parcourir ?
Il se pourrait que "La Comédie Humaine" ou "La Divine Comédie", cette histoire qui est un mensonge grotesque, sublime ou désespéré, toujours l’histoire de l’impossible devant le coup fatal de la mort, se soit retournée dans la vérité intégrale pour nous donner la mesure d’une vie éternelle et parfaite que n’avons jamais quittée. Et le désir fou de Frenhofer peignant la belle noiseuse, supérieur encore à Léonard de Vinci voulant immortaliser la Mona Lisa, et toutes nos luttes et tous nos espoirs les plus insensés, les plus invraisemblables, ne sont-ils pas sur le point d’être comblés par la manifestation charnelle du Divin ?
Etre Dieu, créer un monde, voilà ce que cherchent sans se l’avouer, Louis Lambert, Balthazar Claës, Frenhofer qui sont des projections de Balzac. Mais "les forces humaines ont leur limite et la folie guette Prométhée", dit André Maurois dans son "Prométhée ou la vie de Balzac".
Nous conclurons cette approche gnostique de la Comédie Humaine avec Douce Mère, la compagne de Sri Aurobindo, et Jean Cocteau nous mettra le point final.
"Voyant le monde tel qu’il est et qu’il semble devoir être irrémédiablement, l’intellect humain a décrété que cet univers devait être une erreur de Dieu ... Mais le Seigneur suprême répond que la comédie n’est pas entièrement jouée, et il ajoute : attendez le dernier acte". (Agenda de Mère)

"Et j’entendis le rire des anges.
C’était l’envers du silence
et leur troupe nidifiait sur les corniches du temple
et le temple s’appelait Poésie,
parce qu’il ne pouvait avoir d’autre nom".
("Dialogues avec le Seigneur Inconnu qui est en nous", 7e dialogue - Jean Cocteau)

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